1886

Une lettre célèbre sur la situation aux États-Unis et la nécessité d'un parti ouvrier dans ce pays.


Lettre à F.-A. Sorge

F. Engels

29 novembre 1886


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Mon cher Sorge,

Ce matin j’ai porté à mon éditeur ma dernière correction de la préface [1] et me suis enfin soulagé de la montagne qui pesait sur mes épaules. J’espère t’envoyer d’ici à deux semaines un exemplaire de la traduction. Après-demain arrive Mme Liebknecht pour attendre ici son mari qui n’a quitté New York qu’avant-hier.

Le boom Henry George [2] a mis au jour, évidemment, tout un trafic crapuleux et je suis heureux de n’y avoir pas assisté. Malgré tout, ce fut un grand jour. Les allemands n’ont pas su faire de leur théorie le levier qui eût mis en action les masses américaines. Dans la plupart des cas, ils ne comprennent pas eux-mêmes cette théorie et l’approchent de façon doctrinaire et dogmatique, considérant qu’il suffit de l’apprendre par cœur pour qu’il y en ait assez pour tous les cas de la vie. C’est un credo pour eux et non un programme d’action. De plus, ils ont pour principe de ne pas étudier l’anglais. C’est pourquoi les masses américaines ont été obligées de chercher leur propre chemin et l‘on trouvé, ce me semble, surtout dans « Knights of Labor [3] », dont les principes nébuleux et l’organisation ridicule correspondent vraisemblablement à leur propre confusion d’esprit. Mais à en juger par ce que j’entends, « Knights of Labor » représentent surtout in New England [4] et à l’Ouest, une force réelle et croissant chaque jour davantage des suites de la sauvage hostilité des capitalistes. Je pense qu’il faut travailler parmi eux, qu’il faut éduquer dans cette masse encore totalement malléable un noyau de gens qui comprennent le mouvement et ses buts, et prennent en conséquence dans leurs propres mains la direction d’au moins une partie de l’ « ordre » actuel après sa scission inévitable. L’aspect le plus faible des « Knights of Labor » était leur neutralité politique qui se résumait tout simplement aux friponneries des Pawderly, etc. Mais un terme y a été mis dans une mesure considérable par le comportement des masses pendant les élections de novembre, surtout à New York. Le premier grand pas capital de tout pays adhérant au mouvement doit être l’organisation des ouvriers en un parti politique autonome, peu importe le moyen pourvu qu’il soit un parti distinctement ouvrier. Ce pas a été accompli beaucoup plus vite que nous ne pouvions l’espérer et c’est le principal. Quant au fait que le premier programme de ce parti est encore nébuleux et extrêmement insatisfaisant, qu’il a inscrit sur son programme le nom de Henry George, tout ceci est un mal inévitable mais temporaire. Il faut laisser aux masses le temps et la possibilité de se développer et elles n’auront cette possibilité que le jour où elles disposeront d’un mouvement à elles, peu importe la forme pourvu que ce soit leur propre mouvement, avec lequel elle siront de l’avant, s’instruisant sur leurs propres erreurs, sur l’amertume de leur propre expérience. Le mouvement américain en est actuellement au niveau que nous connaissions chez nous avant 1848; les gens réellement intellectuels devront y jouer le rôle qui fut celui de l’Union des communistes dans les syndicats ouvriers avant 1848. Mais en Amérique, tout ceci va se dérouler maintenant incomparablement plus vite. Qu’après à peine huit mois d’existence le mouvement puisse obtenir de tels résultats aux élections, c’est simplement inouï. Et s’il manque quelque chose, les bourgeois aideront à y remédier. Nulle part dans le monde, ils ne se conduisent aussi effrontément et tyranniquement que chez vous, et vos juges se débrouilleront pour clore le bec aux cabouchards bismarckiens. Partout où les bourgeois luttent avec de tels moyens, le dénouement n’est pas long à venir et si en Europe nous n’accélérons pas, l’Amérique aura tôt fait de nous dépasser. C’est maintenant qu’il est doublement nécessaire qu’il y ait chez vous, là-bas, quelques-uns de nos hommes bien ferrés en théorie et formés à notre tactique éprouvée, parlant et écrivant l’anglais, vu que les américains, pour des raisons historiques bien compréhensibles, ont pris un retard terrible sur toutes les questions théoriques. S’ils n’ont pas emprunté à l’Europe ses institutions médiévales, en revanche ils ont parfaitement assimilé une foule de traditions médiévales comme la religion, le Droit anglais courant (féodal), les superstitions, le spiritisme, bref toute cette salade qui ne gênait pas directement le négoce et convient à merveille aujourd’hui pour abrutir les masses. S’ils ont là-bas des gens ayant une pensée théorique claire, capables de prédire d’avance les conséquences de leurs propres erreurs, d’expliquer que tout mouvement qui n’a pas pour but final l’anéantissement du système du salariat doit fatalement s’engager dans une voie fausse et subir une défaite, alors on pourra éviter beaucoup de sottises et tout le processus s’en trouvera considérablement écourté. Mais tout ceci est à faire à la manière anglaise, la spécifique allemande doit être mise de côté; or ces messieurs du Sozialist [5] n’en sont guère capables et les gens du Volkszeitung [6] ne se distinguent par leur adresse que dans les affaires commerciales.

Les élections américaines de novembre ont produit une forte impression en Europe. Le fait qu’en Angleterre, et surtout en Amérique, on n’avait pas jusqu’à présent de mouvement ouvrier était l’atout principal des républicains radicaux de partout, et surtout en France. Maintenant, ces messieurs se voient définitivement contraints au silence; le 2 novembre s’est écroulée toute la plate-forme politique de M. Clémenceau; voyez l’Amérique, était sa rengaine, l’Amérique où règne la vraie république, là-bas, on n’a pas besoin de mouvement ouvrier et il n’y en a pas ! Les progressistes [7] et les démocrates d’Allemagne et d’ici, où leur propre mouvement en est actuellement à sa phase initiale connaissent la même situation. Le fait que le mouvement se soit avéré un mouvement ouvrier si nettement exprimé, et qu’il se soit développé avec une telle soudaineté et une telle puissance les a complètement assommés.

Ici, chez nous, l’absence complète de concurrence d’une part, la bêtise du gouvernement de l’autre, ont permis à ces messieurs de la Social-Democratic Federation [8] d’occuper une position à laquelle ils n’osaient même pas rêver voici trois mois. Le vacarme soulevé par la procession qui devait suivre le cortège du Lord-Maire de Londres le 9 novembre (une entreprise qui n’a jamais été sérieusement envisagés), puis le vacarme identique consécutif au meeting de Trafalgar Square du 21 novembre, quand il était question d’appeler l‘artillerie, mais qu’à la fin, le gouvernement a tout de même honteusement reculé, tout ceci a obligé les messieurs de la F.S.D. d’organiser enfin, le 21 le meeting le plus ordinaire, sans leurs rodomontades [9] creuses, sans leurs démonstrations pseudo-révolutionnaires invariablement assorties de la foule de la rue, et les philistins ont soudain ressenti un profond respect pour des gens qui ont suscité tant de bruit tout en se conduisant, ma foi, honnêtement [10]. Et comme, en dehors de la F.S.D. il n’y a plus personne pour se soucier des unemployed [11] dont le nombre, en période de stagnation chronique continue à croître chaque hiver et qui connaissent une situation désespérée, la F.S.D. y a gagné. On assiste ici à la naissance du mouvement ouvrier, and no mistake [12], et si aux premiers temps la F.S.D. tire les marrons du feu, ç’aura été le résultat de la lâcheté des radicaux et de la bêtise de la Socialist League [13]. Qui se collette avec les anarchistes sans parvenir à s’en débarrasser, ce qui fait qu’elle n’a pas le loisir de s’intéresser au mouvement vivant qui se déroule sous son nez. Quant à savoir combien de temps Hyndman et Cie persisteront dans leur mode d’action actuel, relativement raisonnable, c’est une grande question. Je m’attends à ce qu’ils vont bientôt recommencer à commettre des bévues colossales, ça les démange. Alors, ils verront que la chose ne passe pas dans un mouvement sérieux.

En Allemagne c’est de plus en plus beau. A Leipzig on a entériné la peine de quatre ans pour « sédition [14] ». On y fait tout pour essayer de provoquer une collision.

J’ai en ce moment dans mes tiroirs sept autres petits ouvrages; des traductions italiennes et françaises, des préfaces, de nouvelles éditions, etc., ensuite je passe directement au Livre Trois [15].


Ton vieil
F.E.


Notes

[1] Il s’agit de la préface à l’édition anglaise du « Capital ».

[2] Allusion aux élections municipales de New York du 2 novembre 1886. Le candidat du Parti Ouvrier Unifié, H. George, avait obtenu 68 110 voix – 31% des suffrages. Ce parti été avait fondé à l’occasion de cette campagne électorale à l’initiative de l’Union des syndicats de la ville. Des initiatives similaires avaient eu lieu dans d’autres villes.

[3] Les Knights of Labor (Chevaliers du Travail) : organisation ouvrière fondée en 1869 à Philadelphie, ayant un caractère de société secrète jusqu’en 1878. Cet « ordre » groupait surtout des ouvriers peu qualifiés dont beaucoup de noirs. Il se proposait de créer des coopératives et d’organiser le secours mutuel. Mais cette organisation rejetait l’action politique et prônait la collaboration de classe – en 1886, ses dirigeants s’opposeront à une consigne de grève générale. Après, l’influence des « knights » diminue et l’ordre cesse d’exister à l’orée du XX° siècle.

[4] En Nouvelle-Angleterre.

[5] Der Sozialist (Le socialiste) : hebdomadaire, organe du Parti Socialiste du Travail, paraissait à New York de 1878 à 1932.

[6] New York Volkszeitng (Journal populaire de New York) : quotidien socialiste, parut de 1878 à 1932.

[7] Le parti progressiste prussien, formé en 1861, revendiquait l’unité allemande sous l’égide de la Prusse, un parlement pour tout le pays, un ministère libéral fort, responsable devant la Chambre. C’était le représentant politique de la bourgeoisie marchande, des petits industriels, etc. Craignant plus les ouvriers et les socialistes que la monarchie, il tolérait la domination des hobereaux prussiens – d’où des flottements politiques permanents.

[8] La S.D.F. (Fédération Social-Démocrate) britanique regroupait réformistes (Hyndman…) et marxistes. Engels reprochait à la direction de la S.D.F. d’être coupée de la masse du mouvement ouvrier anglais et d’ignorer ses spécificités.

[9] En français dans le texte.

[10] La Federation avait appelé à une manifestation le 9 novembre 1886 lors de la traditionnelle journée du « Lord-maire ». Les autorités l’interdirent et concentrèrent des forces de police dans les quartiers ouvriers; la tentative de tenir un meeting se solda par un échec. En réaction, la Federation appela à un meeting le 21 novembre à Trafalgar Square. Il y eut des milliers de participants et il permit à la Federation d’accroître son influence.

[11] Chômeurs.

[12] C’est indubitable.

[13] La Socialist League (Ligue Socialiste), fondée en 1884, par un groupe qui s’opposait à l’opportunisme de a Federation – dont la fille de Marx, Eleanor et W. Morris. Elle eut une certaine audience à ses débuts mais se disloqua repidement.

[14] Référence à la condamnation de l’ouvrier social-démocrate K. Schumann dans des conditions scandaleuses.

[15] Du Capital


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