Lénine


Le développement du capitalisme en Russie


Chapitre IV : LE PROGRÈS DE L'AGRICULTURE COMMERCIALE


VI. LA RÉGION DE LA CULTURE DU LIN

Nous nous sommes arrêtés assez longuement sur la description des deux premières régions d'agriculture capitaliste en raison de leur étendue et du caractère typique des rapports qu'on y observe. Dans l'exposé qui va suivre, nous nous bornerons à des indications plus brèves portant sur quelques régions essentielles.

Le lin est la première des plantes dites «industrielles». A lui seul, ce terme suffit à montrer que c'est bien à une agriculture commerciale que nous allons avoir affaire. Dans la province «à lin» de Pskov, il y a déjà longtemps que le paysan considère le lin comme «sa première source d'argent». suivant l'expression locale (Recueil de statistiques militaires, page 260). La production de lin n'est qu'un des moyens permettant de se procurer de l'argent. D'une façon générale, il est indubitable que la période qui a suivi l'abolition du servage est caractérisée par un développement de la culture commerciale du lin. Alors qu'à la fin des années 60, la Russie produisait environ 12 millions de pouds de fibre de lin (ibid. 260), elle en produisait 20 millions de pouds au début des années 80 (Revue historico-statistique de l'industrie en Russie, t. I, St-Pétersbourg, 1883. page 74), et à l'heure actuelle, la récolte des 50 provinces de la Russie d'Europe atteint 26 millions de pouds [1]. Dans la région linière proprement dite (19 provinces de la zone sans tchernoziom) la superficie ensemencée en lin n'a cessé de s'accroître au cours de la dernière période. Elle était de 756600 déciatines en 1893, atteignait 816500 déciatines en 1894, 901800 déciatines en 1895, 952100 déciatines en 1896, et 967500 déciatines en 1897. Pour l'ensemble de la Russie d'Europe (50 provinces), elle est passée de 1617000 déciatines en 1896 à 1669000 en 1897 (Messager des Finances, ibid., et 1898, n° 7), cependant qu'au début des années 90 elle n'était que de 1399000 déciatines (Les forces productives, I. 36). Tous les auteurs s'accordent à reconnaître ce développement de la production commerciale du lin. Ainsi, la Revue historico-statistique constate qu'au cours des deux décennies qui ont suivi l'abolition du servage, «la culture industrielle du lin a gagné plusieurs provinces» (1. c. 71) et cela, essentiellement, grâce à l'extension du réseau ferroviaire. Au début des années 80, M. Prougavine écrivait que dans le district de Iouriev, province de Vladimir, «la culture du lin ... avait pris une grande extension au cours des 10-15 dernières années». «Certains producteurs à famille nombreuse vendent pour 300, 500 roubles de lin chaque année et même plus ...» Les semences sont achetées «à Rostov ... Les paysans de la contrée sont très attentifs à leur qualité» (La communauté rurale, les métiers artisanaux et l'agriculture du district de louriez,, province de Vladimir. Moscou 1884, pp. 86-89). Le Recueil de la statistique des zemstvos pour la province de Tver (t. XIII, fasc. 2) indique que «les principaux blés de printemps, l'orge et l'avoine, cèdent la place à la pomme de terre et au lin» (p. 151). Dans certains districts, comme par exemple ceux de Zoubtsov, de Kachine, etc., «où la production linière a pris nettement le caractère d'une industrie fondée sur la spéculation» (p. 145), la culture du lin occupe entre 1/3 et 3/4 de la superficie ensemencée au printemps et se développe essentiellement sur les terres vierges et sur les friches affermées. En outre, on observe que dans certaines provinces où il existe encore des terres vacantes (terres vierges, landes, terrains déboisés), la culture du lin fait de grands progrès, tandis que dans d'autres où elle est pratiquée depuis longtemps, «elle reste stationnaire et a même tendance à céder la place à des cultures nouvelles comme celle des plantes à rhizome, des légumes, etc.» (Messager des Finances, 1898; n° 6. p. 376 et 1897, n° 29), autrement dit à d'autres variétés d'agriculture commerciale.

Pour ce qui est des exportations de lin, elles ont connu un développement extrêmement rapide, au cours des deux premières décennies qui ont suivi l'abolition du servage puisqu'elles sont passées de 4600000 pouds en moyenne entre 1857 et 1861 à 8500000 pouds pour la période qui va de 1867 à 1871 et à 12400000 pouds entre 1877 et 1881. Ensuite, il semble qu'elles se soient stabilisées à ce niveau (la moyenne entre 1894 et 1897 a été de 13300000 pouds)[2]. Le développement de la culture commerciale du lin a naturellement donné lieu à des échanges, non seulement entre l'industrie et l'agriculture (vente de lin et achat de produits manufacturés), mais également entre les différentes branches d'agriculture commerciale (vente de lin et achat de blé). Voici, sur ce phénomène intéressant, des chiffres qui montrent bien que le marché intérieur du capitalisme se crée non seulement parce que la population abandonne l'agriculture pour l'industrie, mais aussi par ce qu'il y a de spécialisation de l'agriculture commerciale [3].

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Quelles sont les répercussions de ce développement de la culture commerciale du lin sur la paysannerie qui, comme on le sait, est la principale productrice de lin? [4] «Si on parcourt la province de Pskov, en observant son régime économique, on trouve côte à côte quelques rares unités, villages et bourgs riches, et des unités extrêmement pauvres. C'est là un fait qu'on ne peut pas ne pas remarquer; ces extrêmes sont le trait caractéristique de la vie économique de la région linière.» «La culture du lin s'oriente vers la spéculation hasardeuse» et «la plus grande partie» des revenus qu'elle procure reste entre les mains des revendeurs et de ceux qui louent leur terre pour qu'on y cultive le lin». (Strokine, pp. 22-23.) Les fermages ruineux équivalent à une véritable «rente en argent» (voir plus haut), et le gros des paysans tombe «dans une dépendance complète et sans issue» vis-à-vis des revendeurs (Strokine, ibid.). II y a déjà longtemps que le capital commercial domine cette région [5]. Mais ce qui distingue l'époque postérieure à l'abolition du servage, c'est la prodigieuse concentration de ce capital, le fait que le monopole des petits revendeurs a été ébranlé, et la création de «comptoirs liniers», qui ont accaparé tout le commerce du lin. «Ce qui caractérise la culture du lin, dit M. Strokine à propos de la province de Pskov, c'est ... la concentration des capitaux entre les mains d'un petit nombre de gens» (p. 31). En transformant la culture du lin en un jeu de hasard, le capital a ruiné la masse des petits agriculteurs: la qualité de leur lin n'a cessé de s'abaisser, ils ont épuisé les terrains, puis ils ont mis leur lot concédé en location et, pour finir, ils sont allés grossir le nombre des ouvriers «migrateurs». Par contre, une petite minorité de paysans aisés et de marchands a eu la possibilité - et a été forcée par la concurrence - d'introduire des perfectionnements techniques. On a vu se répandre les machines Couté à main (leur prix est de 25 roubles) ou hippomobiles (elles valent trois fois plus cher. Alors qu'en 1869, la province de Pskov n'en comptait que 557, elle en comptait 5710 en 1881 (4521 à main et 1189 à cheval) [6]. «A l'heure actuelle écrit la Revue historico-statistique toutes les familles paysannes «avisées» qui cultivent le lin possèdent une machine Couté à main. Ces machines sont d'ailleurs appelées «broyeuses de Pskov» (1. c., 82-83). Nous avons vu au chapitre II quel pourcentage représente par rapport au reste de la paysannerie «cette minorité de patrons avisés» qui utilisent les machines. Le zemstvo de Pskov a commencé à introduire des trieurs perfectionnés destinés à remplacer les batteuses primitives qui nettoyaient très mal les graines, et les «entrepreneurs paysans les plus aisés» estiment déjà qu'il est avantageux d'acheter ces trieurs pour les louer aux planteurs de lin. (Messager des Finances, 1897, n° 29, p. 85.) Les plus gros revendeurs installent des séchoirs, des pressoirs, et embauchent des ouvriers pour trier et écanguer le lin (voir V. Prougavine, l. c., p. 115). Il faut ajouter enfin que le traitement de la fibre de lin exige une main-d'œuvre particulièrement nombreuse: on estime en effet que pour exploiter une déciatine de lin il faut 26 journées de travail proprement agricole, et 77 journées pour la préparation de la fibre (Revue historico-statistique, p. 72). Le développement de la culture du lin a donc les conséquences suivantes: d'une part, les agriculteurs ont davantage de travail pendant l'hiver, et d'autre part, il y a demande de main- d'œuvre salariée par les gros propriétaires fonciers et les paysans aisés (voir un exemple au chapitre III, paragraphe VI).

On voit que dans la région linière, comme ailleurs, les progrès de l'agriculture commerciale conduisent à la domination du capital et à la décomposition de la paysannerie. Il est évident que ce dernier processus est considérablement freiné par les fermages ruineux [7], par la pression du capital commercial, par le fait que les paysans sont attachés à leur lot concédé pour lequel ils doivent payer des sommes considérables. L'évincement du capital commercial par le capital industriel, la formation d'une bourgeoisie rurale issue de la paysannerie et le remplacement, dans les grands domaines, du système des prestations par le système capitaliste seront donc d'autant plus rapides que les achats de terre par les paysans [8], l'exode rural [9] et l'emploi des instruments agricoles et des méthodes de culture perfectionnés seront plus développés.


Notes

Les notes rajoutées par l’éditeur sont signalées par [N.E.]

[1] D'après le Comité central de la Statistique, la moyenne pour la période 1893-1897 est de 26291000 pouds. (Voir le Messager des Finances, 1897, n° 9 et 1898, n° 6.) Pour la période antérieure les statistiques portant sur le lin manquaient notablement de précision, aussi avons-nous préféré suivre des évaluations approximatives basées sur la confrontation des sources les plus variées, faite par des spécialistes. La production varie beaucoup d'une année sur l'autre. Aussi M. N.-on, par exemple, en prétendant tirer des chiffres de six années les conclusions les plus hardies sur «la diminution» de la production et «la réduction des surfaces ensemencées» (Essais, p. 236, et suivantes) a-t-il commis les erreurs les plus singulières (voir leur analyse dans les Remarques critiques de P. Strouvé, pp. 233 et suivantes). Ajoutons à ce qui est dit dans le texte que, d'après les données citées par M. N.-on. le maximum des cultures de lin dans les années 1880 a été de 1372000 déc. et la récolte de fibre de 19245000 pouds, tandis qu'en 1896-1897, la surface ensemencée a atteint 1617000-1669000 déc. et la récolte de fibre 3713000-30139000 pouds.

[2] Données sur l'exportation du lin, de la filasse et de l'étoupe. Voir Revue historico-statistique, P. Strouvé. Remarques critiques et Messager des Finances, 1897, n° 26 et 1898, n° 36.

[3] Voir N. Strokine, La culture du lin dans la province de Pskov, St-Pétersbourg 1882. L'auteur a puisé ces chiffres dans les Travaux de la commission fiscale.

[4] Sur 1399000 déc. cultivées en lin, 745400 se trouvent dans la zone sans tchernoziom, où 13% seulement appartiennent aux domaines privés. Sur les 609600 déc. de la zone du tchernoziom, 44,4% appartiennent aux domaines privés (Les forces productives, t. I, p. 36).

[5] Le Recueil de la statistique militaire indiquait déjà qu'en réalité «le lin cultivé par les paysans était très souvent la propriété des petits revendeurs et que le paysan lui-même n'était qu'un ouvrier dans son propre champ» (p, 595). Cf. Revue historico-statistique, p, 88.

[6] Strokinc, page 12.

[7] Actuellement les fermages des terres à lin sont en baisse à cause de la chute des cours, mais la superficie cultivée en lin n'a pas diminué comme c'est le cas, par exemple, dans la région linière de Pskov en 1896 (Messager des Finances, 1897, n° 29).

[8] La province de Pskov est, au point de vue des achats de terres par les paysans, une des premières en Russie. D'après le Recueil de matériaux statistiques sur la situation économique de la Population rurale (édition de la chancellerie du Comité des Ministres), les terres achetées par les paysans atteignent ici 23% par rapport à la bonne terre de lotissement; c'est le chiffre maximum pour les 50 provinces de la Russie d'Europe. Au 1er janvier 1892, on comptait 0,7 déciatine de terre achetée par habitant du sexe masculin; seules les provinces de Novgorod et de Tauride ont un chiffre supérieur.

[9] D'après la statistique, l'exode des paysans du sexe masculin de la province de Pskov a presque quadruplé de 1865-1875 à 1896 (Les petites industries de la population rurale de la province de Pskov, Pskov 1898, p. 3).


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