Lénine


Le développement du capitalisme en Russie


Chapitre VI : LA MANUFACTURE CAPITALISTE ET LE TRAVAIL A DOMICILE POUR LE CAPITALISTE


III. LA TECHNIQUE DANS LA MANUFACTURE.

LA DIVISION DU TRAVAIL ET SON IMPORTANCE

Il nous faut maintenant tirer les conclusions des données que nous venons d'exposer et voir si elles caractérisent vraiment une phase particulière du développement du capitalisme dans notre industrie.

Dans toutes les industries que nous avons étudiées, on retrouve les caractères suivants: la production continue à se faire à la main et la division systématique du travail est appliquée sur une vaste échelle. Le processus de la production est divisé en plusieurs opérations de détail exécutées par divers ouvriers spécialisés. Pour former ces spécialistes, un apprentissage relativement long est nécessaire et cet apprentissage est le corollaire naturel de la manufacture. Dans le cadre général de l'économie marchande et du capitalisme, ce phénomène aboutit aux pires formes de dépendance personnelle et d'exploitation [1]. Pour que l'apprentissage disparaisse, il faut que la manufacture atteigne un plus haut niveau de développement et qu'il se forme une grande industrie mécanique: à ce stade, en effet, les machines permettent de réduire au minimum la période d'apprentissage ou bien les opérations de détail deviennent si simples qu'elles peuvent être effectuées par des enfants (voir plus haut, l'exemple de Zagarié).

La manufacture se caractérise par un relatif immobilisme, particulièrement flagrant quand on la compare à la fabrique, et qui vient de ce que sa production continue à être basée sur le travail à la main. Le développement de la division du travail en étendue et en profondeur est extrêmement lent, si bien que lorsque la manufacture a pris une certaine forme elle la conserve pendant des décennies (et parfois même des siècles entiers): un grand nombre des industries que nous avons étudiées remonte à une date très ancienne, et malgré cela, nous avons pu voir que jusqu'à ces derniers temps aucun changement notable n'est intervenu dans le mode de production de la majorité d'entre elles.

Pour ce qui est du rôle de la division du travail dans le processus de développement des forces productives du travail, nous n'allons pas répéter les thèses de l'économie théorique que tout le monde connaît. Tant que la production repose sur le travail à la main, la division du travail est le seul progrès technique possible [2]. Nous nous contenterons donc de signaler les deux facteurs essentiels qui montrent que la division du travail est une nécessité en tant que phase préparatoire à la grande industrie mécanique. En premier lieu, on ne peut introduire les machines (au début elles ne sont employées que pour les opérations les plus simples et ce n'est que peu à peu qu'elles s'étendent à des opérations plus complexes) que si on divise le processus de la production en toute une série d'opérations purement mécaniques extrêmement simples. Dans l'industrie textile, par exemple, l'emploi des métiers mécaniques s'est depuis longtemps généralisé pour la production des tissus simples, mais les soieries continuent pour l'essentiel à être fabriquées à la main. Dans la serrurerie, les machines sont surtout utilisées pour le polissage qui est l'une des opérations les plus simples. Mais tout en étant une étape préparatoire sans laquelle la grosse production mécanique ne peut être introduite, ce morcellement de la production provoque un développement des petits métiers. Ces opérations de détail, en effet, peuvent être exécutées à domicile par la population des alentours, soit sur la commande des manufacturiers qui fournissent les matières premières (montage des crins dans la brosserie, confection des peaux de mouton, des pelisses, des moufles, des chaussures, etc., dans l'industrie des cuirs et peaux, finissage des peignes dans l'industrie du peigne, ajustage des samovars, etc.), soit même en achetant les matériaux «pour son propre compte» et en revendant aux manufactures les pièces détachées qu'elle a produites (chapellerie, carrosserie, accordéons. etc.). Cela peut sembler paradoxal mais c'est un fait: le développement des petits métiers (parfois même des petits métiers «indépendants») est l'indice d'un progrès de la manufacture. L'«indépendance» de ce genre de «koustaris» est absolument fictive puisque leur travail ne pourrait exister et que leur produit n'aurait aucune valeur d'usage s'ils étaient détachés des autres travaux de détails et des autres parties du produit. Or, seul le gros capital qui, sous une forme ou sous une autre, domine la masse des ouvriers de détails, est en mesure de les réunir [3]. En ignorant ou en dissimulant le fait que les producteurs parcellaires sont une partie intégrante de la manufacture capitaliste, les économistes populistes commettent une de leurs plus graves erreurs.

Le deuxième point qu'il faut souligner tout particulièrement, c'est que la manufacture forme des ouvriers extrêmement habiles. Si elle n'avait pas été précédée par une longue période pendant laquelle les ouvriers ont été formés par la manufacture, la grande industrie mécanique n'aurait pas pu connaître le développement rapide qu'elle a connu après l'abolition du servage. Ainsi, par exemple, l'enquête sur l'industrie textile «artisanale» du district de Pokrov, province de Vladimir, note que les tisserands du canton de Koudykino (s'est dans ce canton que se trouvent le bourg d'Orékhovo et les fameuses fabriques Morosov) «ont une très grande expérience et une remarquable habileté». «Jamais ... , ajoutent les enquêteurs, nous n'avons rencontré une telle tension dans le travail... Dans cette contrée, il existe une division du travail extrêmement rigoureuse entre les tisserands et les bobineurs ... Les ouvriers ont hérité du passé des procédés techniques perfectionnés ... l'aptitude à se tirer des difficultés les plus diverses [4].» «On ne peut installer n'importe quel nombre de fabriques dans n'importe quelle localité», pouvons-nous lire à propos de la soie. «La fabrique doit suivre les ouvriers et s'installer dans les endroits où l'exode industriel» (ou bien le travail à domicile, ajouterons-nous) «a entraîné la formation d'un contingent d'ouvriers expérimentés [5]» Des entreprises comme la fabrique de chaussures de Pétersbourg [6], [7] n'auraient pas pu se développer à la cadence où elles l'ont fait si dans la région de Kimry, par exemple, ne s'étaient pas formés au cours des siècles des ouvriers connaissant bien leur métier et qui, aujourd'hui, sont enclins à émigrer. Pour cette raison, entre autres, une très grande importance s'attache au fait que la manufacture donne naissance à toute une série de vastes régions spécialisées dans une production déterminée et où se sont formées des masses d'ouvriers expérimentés [8].

La division du travail dans la manufacture capitaliste provoque des mutilations et des infirmités chez les ouvriers (et aussi chez les «koustaris» parcellaires) ; elle a ses virtuoses et ses victimes: les premiers sont extrêmement rares et provoquent l'admiration des enquêteurs [9]; les secondes forment la masse des «koustaris» faibles de poitrine, aux bras anormalement développés, aux «gibbosités unilatérales» [10], etc., etc.


Notes

Les notes rajoutées par l’éditeur sont signalées par [N.E.]

[1] Bornons-nous à un exemple, Il existe dans le bourg de Borissovka (district de Graïvoron, province de Koursk) une industrie de peinture d'icônes qui occupe environ 500 personnes. Les artisans se passent le plus souvent d'ouvriers salariés, mais ils ont des apprentis qui travaillent de 14 à 15 heures par jour. S'ils se sont montrés hostiles au projet d'organiser une école de dessin dans le bourg, c'est par crainte de perdre la main-d'œuvre gratuite des apprentis (Comptes rendus et recherches, t. I, p. 333). La situation des enfants travaillant à domicile dans la manufacture capitaliste ne vaut pas mieux que celle des apprentis car l'ouvrier à domicile doit allonger nec plus ultra sa journée de travail et faire peiner toute sa famille.

[2] "La forme domestique de la grosse production et la manufacture sont une issue nécessaire et même jusqu'à un certain point désirable pour la petite industrie indépendante quand elle intéresse une vaste région» (Kharisoménov, dans Iouriditcheski Vestnik, 1883, n° 11, p. 435).

[3] Pourquoi seul le capital pouvait-il les réunir? Parce que la production marchande amène, comme nous l'avons vu, la dispersion des petits producteurs et leur complète décomposition; parce que les petites industries ont laissé en héritage à la manufacture les ateliers capitalistes et le capital commercial.

[4] Industries de la province de Vladimir, t. IV, p. 22.

[5] Ibid., t. III, p. 63.

[6] En 1890, 514 ouvriers, montant de la production 600000 roubles; en 1894-95, 845 ouvriers, production 1288000 roubles. (Voir note suivante).

[7] Il s'agit de la fabrique de la «Société de Saint-Pétersbourg pour la production mécanique des chaussures» (fondée en 1878). En 1894-95 la fabrique employait 845 ouvriers et produisait pour une somme atteignant 1287912 roubles (voir la Liste des fabriques et usines, Spb., 1897, n° 13450, pp. 548-549). [N.E.]

[8] Le terme «métiers de gros» caractérise fort bien ce phénomène. «Depuis le XVIIe siècle, lisons-nous chez Korsak, l'industrie rurale a commencé à se développer de façon appréciable: des villages entiers, situés notamment autour de Moscou, sur les grandes routes, se sont mis à pratiquer un métier déterminé; les habitants se sont faits ici corroyeurs, là tisserands, ailleurs teinturiers, carrossiers, forgerons, etc. A la fin du siècle dernier, ces métiers de gros, comme on les appelle quelquefois, se sont beaucoup répandus en Russie» (l.c., pp. 119-121).

[9] Bornons-nous à deux exemples: le fameux Klivorov, serrurier de Pavlovo, faisait 24 serrures par zolotnik; tels détails avaient à peine la grosseur d'une tête d'épingle (Labzine, l.c., p. 44). Un fabricant de jouets de la province de Moscou, après avoir passé presque toute sa vie à la finition des chevaux d'attelage, était arrivé à en livrer 400 par jour. (Rec. de renseign. stat. pour la province de Moscou, t. VI, fasc. II, pp. 38-39.)

[10] Voici comment M. Grigoriev caractérise les «koustaris» de Pavlovo. «J'ai rencontré un de ces ouvriers, qui travaille depuis six ans devant le même étau et dont le pied gauche nu avait laissé dans le plancher un creux plus profond que la demi-épaisseur de la planche; il se plaignait avec une ironie amère que son patron allait le mettre à la porte quand il aurait complètement troué la planche» (ouvrage cité, pp. 108-109).


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