1902

Avant-garde et masses, lutte économique et politique, conscience et spontanéité...
L'ouvrage de base du marxisme sur la question du Parti.


Que faire ?

Lénine

I : DOGMATISME ET "LIBERTE DE CRITIQUE"

a) QUE SIGNIFIE LA "LIBERTE DE CRITIQUE" ?

La "liberté de critique" est, sans nul doute, le mot d'ordre le plus en vogue à l'heure actuelle, celui qui revient le plus fréquemment dans les discussions entre socialistes et démocrates de tous les pays. Au premier abord, rien de plus étrange que de voir une des parties en litige se réclamer solennellement de la liberté de critique. Se peut-il que, dans les partis avancés, des voix se soient élevées contre la loi constitutionnelle qui, dans la plupart des pays européens, garantit la liberté de la science et de l'investigation scientifique ? "Il y a là-dessous autre chose !" se dira nécessairement tout homme impartial qui a entendu ce mot d'ordre à la mode répété à tous les carrefours, mais n'a pas encore saisi fond du désaccord. "Ce mot d'ordre est évidemment un de petits mots conventionnels qui, comme les sobriquets, sont consacrés par l'usage et deviennent presque des noms communs."

En effet, ce n'est un mystère pour personne que, dans social-démocratie internationale d'aujourd'hui [1], il s'est formé deux tendances dont la lutte tantôt s'anime et brille d'une flamme éclatante, tantôt s'apaise et couve sous la cendre d'imposantes "résolutions de trêve". En quoi consiste la "nouvelle" tendance qui "critique" l' "ancien" marxisme "dogmatique", c'est ce que Bernstein a dit et ce que Millerand a montré avec une netteté suffisante.

La social-démocratie doit se transformer de parti de révolution sociale en parti démocratique de réformes sociales. Cette revendication politique, Bernstein l'a entourée de toute une batterie de "nouveaux" arguments et considérations assez harmonieusement orchestrés. Il nie la possibilité de donner un fondement scientifique au socialisme et de prouver, du point de vue de la conception matérialiste de l'histoire, sa nécessité et son inévitabilité; il nie la misère croissante, la prolétarisation et l'aggravation des contradictions capitalistes; il déclare inconsistante la conception même du "but final" et repousse catégoriquement l'idée de la dictature du prolétariat; il nie l'opposition de principe entre le libéralisme et le socialisme; il nie la théorie de la lutte de classes, soi-disant inapplicable à une société strictement démocratique, administrée selon la volonté de la majorité, etc.

Ainsi, la revendication d'un coup de barre décisif de la social-démocratie révolutionnaire vers le social-réformisme bourgeois était accompagnée d'un revirement non moins décisif vers la critique bourgeoise de toutes les idées fondamentales du marxisme. Et comme cette critique était depuis longtemps menée contre le marxisme du haut de la tribune politique et de la chaire universitaire, en une quantité de brochures et dans une série de savants traités; comme, depuis des dizaines d'années, elle était inculquée systématiquement à la jeune génération des classes instruites, il n'est pas étonnant que la "nouvelle" tendance "critique" dans la social-démocratie ait surgi du premier coup sous sa forme définitive, telle Minerve du cerveau de Jupiter. Dans son contenu, cette tendance n'a pas eu à se développer et à se former : elle a été transplantée directement de la littérature bourgeoise dans la littérature socialiste.

Poursuivons. Si la critique théorique de Bernstein et ses convoitises politiques demeuraient encore obscures pour certains, les français ont pris soin de faire une démonstration pratique de la "nouvelle méthode". Cette fois encore la France a justifié sa vieille réputation de "pays dans l'histoire duquel la lutte des classes, plus qu'ailleurs, était poussée résolument jusqu'au bout" (Engels, extrait de la préface au 18 Brumaire de Marx). Au lieu de théoriser, les socialistes français ont agi; les conditions politiques de la France, plus évoluées sous le rapport démocratique, leur ont permis de passer immédiatement au "bernsteinisme pratique" avec toutes ses conséquences. Millerand a fourni un brillant exemple de ce bernsteinisme pratique; aussi, avec quel zèle Bernstein et Vollmar sont-ils accourus pour défendre et louanger Millerand ! En effet, si la social-démocratie n'est au fond que le parti des réformes et doit avoir le courage de le reconnaître ouvertement, le socialiste non seulement a le droit d'entrer dans un ministère bourgeois, mais il doit même s'y efforcer toujours. Si la démocratie signifie, dans le fond, la suppression de la domination de classe, pourquoi un ministre socialiste ne séduirait-il pas le monde bourgeois par des discours sur la collaboration des classes ? Pourquoi ne conserverait-il pas son portefeuille, même après que des meurtres d'ouvriers par les gendarmes ont montré pour la centième et la millième fois le véritable caractère de la collaboration démocratique des classes ? Pourquoi ne saluerait-il pas personnellement le tsar que les socialistes français n'appellent plus autrement que knouteur, pendeur et déportateur ? Et pour compenser cet abîme d'avilissement et d'auto fustigation du socialisme devant le monde entier, pour compenser cette perversion de la conscience socialiste des masses ouvrières - seule base pouvant nous assurer la victoire - on nous offre de grandiloquents projets de réformes infimes, infimes au point qu'on obtenait davantage des gouvernements bourgeois !

Ceux qui ne ferment pas sciemment les yeux ne peuvent pas ne pas voir que la nouvelle tendance "critique" dans le socialisme n'est qu'une nouvelle variété de l'opportunisme. Et si l'on juge des gens, non pas d'après le brillant uniforme qu'ils ont eux-mêmes revêtu ou le nom à effet qu'ils se sont eux-mêmes attribué, mais d'après leur façon d'agir et les idées qu'ils propagent effectivement, il apparaîtra clairement que la "liberté de critique" est la liberté de la tendance opportuniste dans la social-démocratie, la liberté de transformer cette dernière en un parti démocratique de réformes, la liberté de faire pénétrer dans le socialisme les idées bourgeoises et les éléments bourgeois.

La liberté est un grand mot, mais c'est sous le drapeau de la liberté de l'industrie qu'ont été menées les pires guerres de brigandage; c'est sous le drapeau de la liberté du travail qu'on a spolié les travailleurs. L'expression "liberté de critique", telle qu'on l'emploie aujourd'hui, renferme le même mensonge. Des gens vraiment convaincus d'avoir poussé en avant la science ne réclameraient pas pour des conceptions nouvelles la liberté d'exister à côté des anciennes, mais le remplacement de celles-ci par celles-là. Or, les cris actuels de : "Vive la liberté de critique !" rappellent trop la fable du tonneau vide.

Petit groupe compact, nous suivons une voie escarpée et difficile, nous tenant fortement par la main. De toutes parts nous sommes entourés d'ennemis, et il nous faut marcher presque constamment sous leur feu. Nous nous sommes unis en vertu d'une décision librement consentie, précisément afin de combattre l'ennemi et de ne pas tomber dans le marais d'à côté, dont les hôtes, dès le début, nous ont blâmés d'avoir constitué un groupe à part, et préféré la voie de la lutte à la voie de la conciliation. Et certains d'entre nous de crier : Allons dans ce marais ! Et lorsqu'on leur fait honte, ils répliquent : Quels gens arriérés vous êtes ! N'avez-vous pas honte de nous dénier la liberté de vous inviter à suivre une voie meilleure ! Oh ! oui, Messieurs, vous êtes libres non seulement d'inviter, mais d'aller où bon vous semble, fût-ce dans le marais; nous trouvons même que votre véritiable place est précisément dans le marais, et nous sommes prêts, dans la mesure de nos forces, à vous aider à y transporter vos pénates. Mais alors lâchez-nous la main, ne vous accrochez pas à nous et ne souillez pas le grand mot de liberté, parce que, nous aussi, nous sommes "libres" d'aller où bon nous semble, libres de combattre aussi bien le marais que ceux qui s'y dirigent !



Notes

[1] A propos. C'est là un fait presque unique dans l'histoire du socialisme moderne et extrêmement consolant dans son genre : pour la première fois une dispute entre diverses tendances au sein du socialisme déborde le cadre national pour devenir internationale. Naguère, les discussions entre lassalliens et eisenachiens (partisans allemands du marxisme - N.R.), entre guesdistes (partisans français du marxisme - N.R.) et possibilistes (forme française de réformisme - N.R.), entre fabiens (forme britannique de réformisme - N.R.) et social-democrates, entre narodovoltsy (partisans de la société secrète Narodnaïa Volia, populiste - N.R.) et social-démocrates, restaient purement nationales, reflétaient des particularités purement nationales, se déroulaient pour ainsi dire sur des plans différents. A l'heure présente (ceci apparaît clairement, aujourd'hui), les fabiens anglais, les ministérialistes français, les bernsteiniens allemands, les critiques russes (il s'agit des "marxistes légaux" très à doite - N.R.) forment tous une seule famille, tous s'adressent des louanges réciproques, s'instruisent les uns auprès des autres et mènent campagne en commun contre le marxisme "dogmatique". Peut-être, dans cette première mêlée véritablement internationale avec l'opportunisme socialiste, la social-démocratie révolutionnaire internationale se fortifiera-t-elle assez pour mettre fin à la réaction politique qui sévit depuis longtemps en Europe ? (Note de Lénine)


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