1868-94

«Dans tous ces écrits, je ne me qualifie jamais de social-démocrate, mais de communiste. Pour Marx, comme pour moi, il est absolument impossible d'employer une expression aussi élastique pour désigner notre conception propre. »
Fr. Engels - Préface à la brochure du Volksstaat de 1871-1875.

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La social-démocratie allemande

K. Marx - F. Engels

3
Pénétration petite-bourgeoise de la social-démocratie


FRACTION PARLEMENTAIRE ET QUESTION AGRAIRE

Engels à A. Bebel, 11 décembre 1884.

Voilà quel est le rapport avec ma lettre précédente du 18 novembre [1] :

Parmi les nouveaux élus, j'en connais certains qui renforceront l'aile droite bourgeoise de la fraction parlementaire, en raison de leur éducation et de leur état d'esprit. Étant donné les énormes flatteries que tous les autres partis nous adressent subitement après nos victoires, il ne me paraît pas impossible que ces messieurs se laissent attraper et soient disposés à faire une déclaration, par exemple, du genre de celle que la Gazette de Cologne [2] nous réclame comme condition de l'abolition de la loi anti-socialiste. Or cette déclaration est à peine d'un cheveu plus à droite, en ce qui concerne l'élimination du caractère révolutionnaire du parti, que, par exemple, le discours de Geiser lors des débats sur la loi anti-socialiste que Grillenberger et les siens ont fait imprimer [3]. Ces messieurs les libéraux sont amorphes et se contentent de peu : une petite concession de notre part leur suffirait, et je crains qu'on leur cède. Or, à l'étranger, elle nous discréditerait irrémédiablement. Je sais naturellement que tu n'en feras rien, Mais toi - donc nous - nous aurions pu être débordés par leurs voix. Qui plus est, même un symptôme de scission - dans les discours - nous eût causé un dommage considérable. C'est pourquoi, et c'est pourquoi seulement, j'ai pensé qu'il était de mon devoir de t'apporter mon appui dans une telle éventualité et te donner quelques arguments historiques qui pourraient te servir et rafraîchirait peut-être ta mémoire comme la mienne. Et pour que tu puisses montrer cette lettre, j'en ai éliminé toutes les allusions à ce qui était au fond mon intention.

Je me réjouis plus que quiconque que mes appréhensions soient tombées à l'eau, la force du mouvement ayant même entraîné les éléments bourgeois de notre parti et la fraction parlementaire se tenant à peu près à la hauteur de ses électeurs. Et de fait, j'ai trouvé Singer tout transformé; il est venu me rendre une brève visite dimanche et repassera dimanche prochain. Il commence vraiment à croire (littéralement) qu'il assistera à quelque chose qui ressemble à un bouleversement social. Je veux souhaiter que cela dure et que nos éléments « cultivés » sauront continuer de résister longtemps à la tentation qu'ils ont de montrer aux autres partis qu'ils ne sont pas des ogres.

Je ne me suis jamais trompé sur nos masses prolétariennes. Leur mouvement ferme, confiant dans la victoire, plein d'allant et d'esprit, est exemplaire et sans reproche. Nul prolétariat européen n'aurait subi aussi brillamment l'épreuve de la loi anti-socialiste et répondu à la répression qui dure six ans déjà par une telle démonstration de sa puissance croissante et de son renforcement organisatif; il n'est pas un prolétariat qui eût pu créer l'organisation qu'il a su mettre sur pieds, sans ce bluff propre aux conspirations. Et depuis que j'ai vu les manifestes électoraux de Darmstadt et de Hanovre [4], je ne crains plus du tout qu'il faille faire des concessions là où nos candidats se présentent pour la première fois. Si l'on a pu parler dans ces deux villes sur un ton aussi authentiquement révolutionnaire et prolétarien, alors c'est gagné.

Nous avons le grand avantage que la révolution industrielle batte toujours son plein, alors qu'elle est déjà terminée pour l'essentiel en France et en Angleterre : la division en ville et campagne, en région industrielle et en district agricole est déjà parvenue au point où les changements seront désormais minimes. Depuis leur enfance, les larges masses y vivent dans des rapports qui continueront d'être les leurs par la suite : ils s'y sont faits, même les fluctuations et les crises sont devenues pour elles quelque chose allant pour ainsi dire de soi. Il y a, en outre, le souvenir des tentatives de soulèvement du passé, et leur échec. Chez nous, en revanche, tout bouge encore. Les vestiges de la production paysanne traditionnelle satisfaisant ses propres besoins en produits industriels sont évincés dans certaines régions par l'industrie domestique capitaliste, alors que dans d'autres cette dernière est déjà supplantée par le machinisme en plein essor. Et c'est précisément la nature même de notre industrie, née bonne dernière qui se traîne encore loin derrière celle des autres, qui exige un bouleversement social aussi radical en Allemagne. Étant donné que le marché est déjà encombré d'articles fabriqués massivement, tant pour les besoins courants que pour le luxe, par l'Angleterre et la France, il ne reste le plus souvent pour notre industrie d'exportation que de menus objets pouvant être consommés en grandes quantités et fabriqués, d'abord par l'industrie domestique, puis plus tard, lorsque la production est devenue massive, par les machines aussi. C'est ce qui explique que l'industrie domestique (capitaliste) s'implante dans des secteurs aussi vastes et déblaie le terrain de manière aussi radicale. Abstraction faite des provinces prussiennes à l'est de l'Elbe, donc la Prusse orientale et occidentale, la Poméranie, la Posnanie et la plus grande partie du Brandebourg, et en outre la vieille Bavière, il y a peu de régions où le paysan ne soit pas intégré de plus en plus dans l'industrie domestique. La zone ainsi révolutionnée par l'industrie est donc bien plus grande chez nous que partout ailleurs.

De plus, comme le travailleur exerce d'abord son industrie à domicile, il s'adonne le plus souvent encore à quelques travaux des champs et il est possible de comprimer son salaire plus que partout ailleurs. Ce qui faisait jadis le bonheur du petit producteur - la combinaison de l'agriculture et de l'industrie - se transforme maintenant en moyen le plus puissant pour l'exploitation capitaliste. Le champ de pommes de terre, la vache, le jardin et le verger, tout cela lui permet de vendre au-dessous de son prix la force de travail. C'est inévitable, parce que l'ouvrier est lié à la glèbe, qui ne le nourrit qu'en partie. Dans ces conditions, l'industrie allemande est en mesure de travailler pour l'exportation, en faisant le plus souvent cadeau à l'acheteur de toute la plus-value, tandis que le profit du capitaliste consiste en une déduction du salaire normal. C'est ce qui se produit peu ou prou dans toute l'industrie domestique rurale, mais nulle part dans des proportions aussi grandes que chez nous.

À cela il faut ajouter que ce bouleversement industriel, amorcé par la révolution de 1848 avec les succès bourgeois, si faibles qu'ils aient été, a été considérablement accéléré : 1º par l'élimination de tous les obstacles intérieurs en 1866-1870, et 2º par les milliards français qui ont trouvé, en fin de compte, un placement capitaliste. Ainsi nous en sommes arrivés à un bouleversement industriel plus radical et profond, plus vaste dans l'espace, donc plus systématique que dans n'importe quel autre pays, et cela s'effectue avec un prolétariat absolument frais et ingénu, qu'aucun échec n'a encore troublé ni démoralisé et qui, grâce à Marx comprend les causes du développement économique et politique, et saisit mieux que tous ses ancêres de classe les conditions de la révolution qui l'attend. C'est ce qui nous impose aussi le devoir de vaincre.

En ce qui concerne la démocratie pure et son rôle à l'avenir, je ne suis pas de ton avis. Il est dans l'ordre des choses qu'elle jouera un rôle bien inférieur en Allemagne que dans les pays de développement industriel plus ancien. Mais cela ne l'empêche pas qu'au moment de la révolution, elle prendra une importance momentanée sous la forme d'un parti bourgeois extrême, jouant le même rôle qu'à Francfort en 1848, lorsqu'elle fut la dernière planche de salut de toute l'économie bourgeoise et même féodale. Dans un tel moment, toute la masse réactionnaire se tiendra derrière elle et lui donnera une force accrue - tout ce qui est réactionnaire se donne alors des airs démocratiques. C'est ainsi que toute la masse féodale bureaucratique, dans la période de mars à septembre 1848, a soutenu les libéraux pour endiguer les masses révolutionnaires et, ce résultat obtenu, les libéraux furent naturellement chassés à coups de pied aux fesses. De même, de mai 1848 à l'élection de Bonaparte en décembre, le parti républicain pur du National, le plus faible de tous les partis, a régné en France, simplement parce que toute la réaction s'était rassemblée et organisée derrière lui. C'est ce qui s'est produit à chaque révolution : le parti le plus souple et le plus mou, celui qui est encore en état de prendre le pouvoir entre ses mains, prend les rênes de l'État, précisément parce que, les vaincus y voient leur dernier espoir de salut.

Or donc, on ne peut escompter qu'au moment de la révolution nous ayons derrière nous la majorité des électeurs, c’est-à-dire la nation. Toute la classe bourgeoise ainsi que les vestiges des classes possédantes de la féodalité, une grande partie de la petite bourgeoisie et de la population rurale se masseront alors derrière le parti bourgeois extrême qui sera en paroles le plus révolutionnaire, et j'estime qu'il est parfaitement possible qu'il soit représenté au gouvernement provisoire, et qu'il y constitue même momentanément la majorité. Ce que nous devons alors éviter c'est d'agir comme l'a fait la minorité sociale-démocrate qui a participé au gouvernement de février 1848 [5]. Mais pour l'heure, c'est encore pour nous une hypothèse théorique.

Cependant les événements peuvent prendre en Allemagne un tour un, peu différent pour des raisons d'ordre militaire. Dans l'état actuel des choses, l'impulsion extérieure ne saurait venir que de la Russie. Si ce n'était pas le cas, l'impulsion viendrait de l'Allemagne elle-même, et alors la révolution ne pourra éclater qu'à partir de l'armée. De nos jours, un peuple désarmé est une grandeur tout à fait négligeable du point de vue militaire en face d'une armée moderne. En l'occurrence, au cas où notre réserve âgée de vingt à vingt-cinq ans qui ne vote pas encore, mais qui est entraînée dans l'art militaire, entrait en action, il serait possible de sauter la phase de la démocratie pure. Mais cette question est également théorique pour l'instant, bien que je sois obligé, comme représentant du haut état-major du parti, d'envisager cette hypothèse, et ne pas l'écarter. Quoi qu'il en soit, le jour de la crise et le lendemain, notre seul adversaire, ce sera la masse réactionnaire regroupée autour de la démocratie pure - et c'est ce qu'il ne faut pas, à mon avis, perdre de vue.

Lorsque vous déposerez des propositions au Reichstag, il en est une que vous ne devrez pas oublier. En général, les domaines de l'État sont loués à de grands fermiers, plus rarement ils sont vendus aux paysans, mais leur parcelle est si petite que ces nouveaux propriétaires doivent se louer aux grandes fermes comme journaliers. Il faudrait demander que l'on afferme les grandes terres encore indivises de l'État à des associations d'ouvriers agricoles en vue de leur exploitation collective et coopérative. L'Empire allemand ne possédant pas de terres [6], cela servira de prétexte pour rejeter cette proposition. Mais je pense qu'il faut jeter ce brandon parmi les ouvriers agricoles - et l'occasion s'en présentera certainement à plusieurs reprises lors des fréquents débats sur le socialisme d'État [7]. C'est ainsi, et ainsi seulement, que l'on pourra gagner les ouvriers de la terre. C'est la meilleure méthode pour leur faire comprendre qu'ils devront un jour gérer ensemble pour leur compte collectif les grands domaines de leurs gracieux maîtres et seigneurs actuels. Et de la sorte vous ferez passer à l'ami Bismarck l'envie de vous réclamer des propositions constructives. Meilleures salutations.


Engels à A. Bebel, 20 - 23 janvier 1885.

Ma proposition relative à la création de coopératives de production sur les domaines de l'État n'avait pour but que d'indiquer à la majorité de la fraction parlementaire de quelle manière elle pouvait se tirer décemment du mauvais pas où elle s'était mise elle-même, en se montrant favorable à l'octroi de subventions aux compagnies maritimes [8]. A mon avis, cependant, ma proposition est parfaitement correcte sur le plan des principes. Au demeurant, il est tout à fait exact que nous ne devons faire que des propositions réalisables, si nous formons des projets positifs. Je veux dire par là que ces propositions doivent être réalisables en substance, et peu importe alors que le gouvernement existant puisse les réaliser ou non. Je vais encore plus loin : si nous proposons des mesures - comme celle des coopératives - susceptibles de renverser la production capitaliste, alors ce ne doivent être que des mesures qui soient effectivement réalisables, bien que le gouvernement existant soit dans l'impossibilité de les réaliser. En effet, ce gouvernement ne fait que gâcher toutes les mesures de ce genre, et s'il les réalisait ce ne serait, que pour les ruiner. De fait, aucun gouvernement de hobereaux ou de bourgeois ne réalisera jamais notre projet : il ne lui viendra jamais à l'esprit d'indiquer ou d'ouvrir la voie au prolétariat agricole des provinces orientales, afin qu'il détruise l'exploitation des hobereaux et des fermiers, en entraînant précisément dans le mouvement la population, dont l'exploitation et l'abrutissement fournit les régiments sur lesquels repose toute la domination de la Prusse, bref afin qu'il détruise la Prusse de l'intérieur, et ce, jusqu'à la racine !

En toute occurrence, c'est une mesure que nous devons absolument proposer tant que la grande propriété foncière y subsiste, bien qu'il s'agisse d'une mesure que nous devrons réaliser nous-mêmes quand nous serons au pouvoir, à savoir, transférer - d'abord en affermage - les grands domaines aux coopératives gérant la terre elle-même sous la direction de l'État, l'État demeurant propriétaire du sol [9]. Cette mesure a le grand avantage d'être réalisable dans la pratique, en substance, mais aucun parti, en dehors du nôtre, ne peut s'y attaquer, autrement dit, aucun autre parti ne peut la galvauder. Or cette simple mesure suffirait à ruiner la Prusse - et plus vite nous la populariseront, mieux cela vaudra !

Dans ces conditions,, cette mesure n'a rien à voir avec ce que proposaient Lassalle et Schulze-Delitzsch. En effet, tous deux prônaient la création de petites coopératives, l'un avec l'aide de l'État, l'autre sans elle, mais tous deux estimaient que les coopératives ne devaient pas entrer en possession de moyens de production déjà existants, mais devaient réaliser de nouvelles coopératives à côté de la production capitaliste déjà existante. Ma proposition réclame l'introduction de formes coopératives dans la production existante. Il faut donner aux coopératives une terre qui autrement serait exploitée de manière capitaliste - comme la Commune de Paris a exigé que les ouvriers fassent fonctionner en coopératives les usines arrêtées par les capitalistes. C'est la grande différence.

Marx et moi nous n'avons jamais douté que, pour passer à la pleine économie communiste, la gestion coopérative à grande échelle constituait une étape intermédiaire. Seulement il faudra en prévoir le fonctionnement de sorte que la société - donc tout d'abord l'État - conserve la propriété des moyens de production afin que les intérêts particuliers des coopératives ne puissent pas se cristalliser en face de la société dans son ensemble. Peu importe que l'Empire ne possède pas de domaines d'État. On peut trouver la forme, tout comme dans le débat sur la Pologne  [10], où les expulsions ne concernaient pas non plus directement l'Empire.

C'est précisément parce que le gouvernement ne pourra jamais accepter de telles mesures qu'il n'y avait pour nous absolument aucun danger à demander cette dotation comme contre-partie à la subvention pour la navigation à vapeur. Tu aurais naturellement raison, si le gouvernement eût pu nous suivre sur ce terrain.

La décomposition des libéraux allemands au niveau économique correspond tout à fait à ce qui se passe ici chez les radicaux anglais. Les vieux partisans de l'école de Manchester à la John Bright meurent peu à peu, et la nouvelle génération - tout comme nos Berlinois - se lance dans les réformes sociales de pur rafistolage. La seule différence, c'est qu'en Angleterre les bourgeois n'entendent pas soutenir à la fois les ouvriers de l'industrie et ceux de l'agriculture, qui viennent tout juste de leur rendre un si brillant service aux élections et que, selon le mode anglais, il n'y a jamais intervention de l'État aussi bien que des communes. Leur programme, c'est de demander un jardinet et un petit champ de pommes de terre pour l'ouvrier agricole, et des améliorations sanitaires, etc. pour l'ouvrier des villes. Cela démontre parfaitement que le bourgeois doit sacrifier déjà sa propre théorie économique classique, en partie pour des raisons politiques, mais en partie aussi parce que les conséquences pratiques de cette théorie les ont jetés dans une confusion totale. C'est ce que démontre aussi la progression du socialisme de la chaire qui, en Angleterre comme en France, évince de plus en plus sous une forme ou sous une autre l'économie politique classique des chaires d'enseignement. Les contradictions réelles qu'engendre le mode de production sont devenues si éclatantes qu'aucune théorie ne parvient plus à les masquer, à moins de tomber dans la salade du socialisme de la chaire, mais celui-ci n'est plus une théorie, mais un salmigondis.


Engels, à W. Liebknecht, 4 février 1885.

Le littérateur que tu m'as tout de même envoyé est, je l'espère, le dernier de cette espèce. Tu ne peux pas ne pas constater toi-même que ces gaillards éhontés abusent de toi. L'homme était tout aussi totalement indécrottable que son ami la grenouille Quarck - et si tous deux vous rejoignent, il ne me restera qu'à m'éloigner davantage de vous.

Ne te rendras-tu donc jamais compte que cette racaille à demi-cultivée de littérateurs ne peut que falsifier nos positions et gâcher le parti ? Viereck n'aurait jamais dû entrer à ta suite au Reichstag ! L'élément petit-bourgeois gagne une influence toujours plus prépondérante dans le parti. Le nom de Marx doit autant que possible être passé sous silence. Si cela devait continuer ainsi, il y aura une scission dans le parti, et tu peux y compter ! Ta plus grande peur c'est que l'on choque ces messieurs les philistins. Or il y a des moments où c'est nécessaire, et si l'on ne s'exécute pas, ils deviennent effrontés. Le passage du Manifeste sur le socialisme vrai ou allemand doit-il, après 40 ans, trouver de nouveau une application ?

Au reste, je vais bien, mais je suis diablement occupé et ne, puis faire de longues lettres.


Notes

[1] Nous avons placé cette lettre du 18 novembre 1884, à laquelle Engels fait allusion ici afin de préciser le rapport - entre les deux, dans le dernier chapitre de notre recueil consacré à la violence et la question agraire. En effet, cette lettre devait fournir à Bebel l'argumentation qu'il devait développer au Reichstag sur la conception marxiste de la violence et de la légalité. Nous n'avons séparé ces deux lettres que pour des raisons d'ordre logique. Il y a également un lien étroit entre les questions agraires et la question parlementaire : dans la stratégie à développer dans la social-démocratie, la position vis-à-vis des masses paysannes d'Allemagne orientale assujetties aux hobereaux, qui constituent le pilier de la réaction dans l'État existant, déterminera tout le cours ultérieur, non seulement de la social-démocratie, mais encore de l'Allemagne. Selon que le parti s'engagera dans une pratique révolutionnaire pour agiter et gagner ces masses ou qu'il adoptera un programme petit-bourgeois en faveur du système d'agriculture parcellaire de petite propriété privée des autres régions et abandonnera lés paysans d'Allemagne de l'Est à leurs exploiteurs, il sera un parti révolutionnaire ou deviendra un parti de conservation sociale, opportuniste et réformiste.

[2] Dans ses éditoriaux des 4, 6 et 8 novembre consacrés aux élections, la Kölnische Zeitung révéla que le parti national-libéral s'opposerait au renouvellement de la loi anti-socialiste, si la social-démocratie allemande renonçait à modifier par la force l'ordre constitutionnel établi.

[3] Lors des débats sur le renouvellement de la loi anti-socialiste, le 10 niai 1884, le député social-démocrate Bruno Geiser, se faisant le porte-parole de l'aile petite-bourgeoise, assurait le Reichstag de ce que le caractère révolutionnaire de l'agitation sociale-démocrate avait été provoqué par la loi d'exception : « Nous souhaiterions que vous abrogiez la loi anti-socialiste; vous ouvririez alors la voie d'un développement pacifique. » Geiser expliqua que, par « révolution », il entendait la même chose que ce que Bismarck avait proclamé dans son discours du 9 mai 1884 sur « le droit du travail », qui est une manifestation de la révolution en cours :[sic]
Le 24 mars 1884, Bebel fit cette mise au point : « Certes, ce que le gouvernement veut est clair et simple : il veut que nous formions le chœur inconditionnel de sa réforme sociale. Voici ce que je lis dans les considérants de votre projet de loi : si vous êtes contre les réformes sociales du gouvernement, la loi anti-socialiste. sera prorogée, et si vous êtes pour, elle sera abrogée. Messieurs, nous ne vendons pas nos principes, même si vous prolongez dix fois votre loi. » Dans le même discours, Bebel disait encore : « Je. constate expressément que nulle part en Allemagne le parti est mieux organisé que dans les districts où l'état de siège a été décrété, que dans toute l'Allemagne le parti ne trouve nulle part plus de moyens que dans les districts où l'état de siège a été décrété... A côté des agitateurs publics que vous vous plaisez à appeler des agitateurs professionnels, il existe dans le vaste Empire allemand des centaines et des milliers de simples ouvriers que personne ne connaît et que nous-mêmes nous ne connaissons que par hasard si nous les connaissons jamais, qui se consacrent avec un zèle infatigable à l'activité de diffusion des écrits interdits, etc. »
Les discours de Geiser et de Bebel furent publiés sous le titre « Extraits des débats sur la prolongation de la loi socialiste » par l'éditeur C. Grillenberger à Nuremberg en 1884.
On voit de manière tangible par cette publication où apparaissent côte à côte le socialiste révolutionnaire et le socialiste d'État bismarckien que le parti social-démocrate , créé à Gotha par la conjonction de deux courants distincts, voire antagoniques, celui de Lassalle et de Schweitzer qui collaborait avec Bismarck et celui de Liebknecht et de Bebel qui se rattachait à la Première Internationale de Marx, gardait sa dualité, dangereuse surtout pour l'aile révolutionnaire, puisque celle-ci tolérait d'être dans le même parti que des traîtres à leur cause, c’est-à-dire étaient eux-mêmes finalement partisans du compromis, eux les radicaux !

[4] Lors des élections de ballottage de Darmstadt en novembre 1884, le candidat social-démocrate P.H. Müller répondit aux objections des nationaux-libéraux dans un tract (que reproduisit le Sozialdemokrat du 14-11-1884 dans sa rubrique « Bien répondu ! »). Il y expliquait les raisons pour lesquelles des millions d'Allemands étaient en faveur de la République et étayait sa défense de la Commune de Paris et de la révolution par des faits de caractère historique. Jules Guesde cita la déclaration de Müller dans son éditorial « Nouvelle victoire » dans le Cri du peuple du 18-11-1884.
Un tract distribué à Hanovre à l'occasion de ces mêmes élections disait que la « réaction était devenue puissante à cause de la misérable lâcheté et du manque de caractère des nationaux-libéraux », qui ne se distinguaient des conservateurs que par le fait que les « conservateurs étaient à genoux devant Bismarck dont ils ciraient les bottes de cuirassier, alors que les nationaux-libéraux étaient à plat ventre ».

[5] La prophétie d'Engels s'est vérifiée exactement air cours de la révolution qui devait immanquablement, éclater en Allemagne - en 1918, lorsque l'Empereur fut renversé pour mettre fin au carnage impérialiste, qui n'eût eu de terme autrement. Ce fut le parti social-démocrate lui-même, qui joua le rôle de parti de la démocratie pure - auquel les partis soi-disant communiste et socialiste d'aujourd'hui aspirent avec tant de ferveur - et devint le bourreau de la révolution, en liquidant lâchement Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg. Citant la prévision d'Engels, le parti communiste d'Allemagne publia à ce sujet une brochure en 1920 : Karl Marx und Fr. Engels, über die Diktatur des Proletariats, nebst Aus - führungen über die taktische Haltung der Kommunisten bei : 1. einer Revolution in der die « reine Demokratie » die 0berhand gewinnt; 2. die Proklamation der Diktatur des Proletariats, Bücherei « Der Rote Hahn », Berlin 1920, 39 p. Cf. également en français une collection de textes intitulée Le Testament politique de F. Engels, in : La Revue marxiste, 1929, pp. 385 - 397.
Dans une lettre à P. Lafargue de la mi-décembre 1884, Engels avait, à la même époque déjà, développé les principes « léninistes » qui triomphèrent de la guerre mondiale de 1914-18 et forment la base dé toute la tactique prolétarienne - défense puis offensive - en matière militaire : « En Allemagne, nous avons beaucoup trop peu de soldats et de sous-officiers appartenant au parti pour qu'on puisse, avec la moindre chance de succès, prêcher une émeute. Ils savent que c'est dans les rangs de l'armée elle-même que doit gagner la DËMORALISATION (au point de vue bourgeois); les conditions militaires modernes (armes à tir rapide, etc.) exigent que la révolution commence dans l'armée. Chez nous, du moins, elle débutera ainsi. Personne mieux que le gouvernement ne sait combien le nombre de conscrits socialistes grandit d'année en année. Notre suffrage universel ne commence qu'à 25 ans; si la grande réserve de 21 à 25 ans ne figure pas au vote, elle se trouve dans l'armée », cf. Correspondance, tome III, 1868-1886, p. 258.

[6] L'agitation parmi les paysans de l'Est de l'Allemagne était, à côté du soutien des grèves des ouvriers, la seule manifestation active de la lutte de classes au niveau des masses que la social-démocratie allemande pouvait entreprendre durant la longue période de développement pacifique et idyllique du capitalisme. C'est donc là, en quelque sorte, la pierre de touche de l'action et de la pratique de la social-démocratie allemande. En ce qui concerne, par exemple, la grève des mineurs de la Ruhr, la défaillance de la social-démocratie fut pratiquement complète, comme on le verra. En ce qui concerne l'agitation parmi la paysannerie des grands domaines de l'Allemagne orientale qui eût sapé l'ordre et la base des forces les plus réactionnaires de l'État allemand, on peut dire que la défaillance a été encore plus complète, puisque la direction du parti ne prit même pas sur le papier la direction révolutionnaire qu'exigeait la situation et le programme de classe, mais s'engagea d'emblée dans une politique agraire petite-bourgeoise.
La question agraire fut décisive : la révolution allemande devait vaincre ou être battue selon que la paysannerie des provinces orientales soutenait le prolétariat industriel ou restait l'instrument inconscient de la réaction prussienne. Les élections de 1890 qui devaient fournir le bilan de la pénétration socialiste en Prusse orientale, montrèrent que les masses paysannes étaient toutes disposées à passer au socialisme : cf. la lettre d'Engels à Sorge du 12-4-1890. Ce n'est pas le programme agraire adopté au congrès de Francfort par la social-démocratie qui devait inciter les paysans des provinces de l'Est à lui faire confiance. Il eût fallu prendre vis-à-vis des paysans (qui ne demandaient que cela) une position révolutionnaire, en théorie comme en pratique, contre la grande et là petite propriété rurale.

[7] Cf. les textes de Marx-Engels à ce sujet dans Le Parti de classe, tome III, pp. 149-152, 161-164. En ce qui concerne l'effet des coopératives de production, cf. Marx-Engels, Le Syndicalisme, I, pp. 100-111.

[8] Au heu d'utiliser les indications d'Engels sur les coopératives de production pour l'agitation parmi la population rurale de l'Allemagne orientale en vue de saper la puissance prussienne dans l'État allemand, Liebknecht parla de ce projet uniquement pour tirer la fraction parlementaire du mauvais pas où elle s'était mise elle - même Ion de son vote sur les subventions à la navigation à vapeur et joua les conciliateurs dans le Sozialdemokrat (5-1-1885) : « Mentionnons ici que les députés qui ne s'étaient pas opposés d'emblée au projet [sur les subventions maritimes] ne pensaient pas du tout à l'approuver inconditionnellement, mais faisaient dépendre leur oui de garanties que le gouvernement devait apporter au plan tant économique que politique ». Et de citer la proposition d'Engels, qui n'était plus conçue que comme une opération destinée à sauver la réputation de quelques crétins parlementaires. Liebknecht jetait ainsi aux orties l’arme puissante forgée par Engels.

[9] À propos des mesures de transition dans l'industrie et l'agriculture, cf. les textes de Marx-Engels rassemblés dans le recueil sur la Société communiste, Petite Collection Maspéro.

[10] En novembre 1885, la fraction de la minorité polonaise déposa au Reichstag une interpellation contre l'expulsion de tous les non-allemands des provinces orientales de l'État prussien. Les sociaux-démocrates signèrent également l'interpellation. Dans la séance du 1° décembre, Bismarck lut un message de Guillaume I° déniant au Reichstag toute compétence en la matière. Le débat eut lieu tout de même, et Bebel intervint dans un discours important. La social-démocratie déposa elle aussi une motion, demandant d'annuler les expulsions massives en cours. Les 15 et 16 janvier, le Reichstag discuta de cette question.


Archives Lenine Archives Internet des marxistes
Début Précédent Haut de la page Sommaire Suite Fin