1867

Une publication réalisée en collaboration avec le site le.capital.free.fr.


Le Capital - Livre premier

Le développement de la production capitaliste

Karl MARX

VII° section : Accumulation du capital

Chapitre XXV : Loi générale de l’accumulation capitaliste


V. - Illustration de la loi générale de l'accumulation capitaliste

b) Les couches industrielles mal payées.

Jetons maintenant un coup d'oeil sur les couches mal payées de la classe ouvrière anglaise. Pendant la crise cotonnière de 1862, le docteur Smith fut chargé par le Conseil privé d'une enquête sur les conditions d'alimentation des ouvriers dans la détresse. Plusieurs années d'études antérieures l'avaient conduit au résultat suivant : « Pour prévenir les maladies d'inanition (starvation diseases), il faudrait que la nourriture quotidienne d'une femme moyenne contint au moins trois mille neuf cents grains de carbone et cent quatre‑vingts d'azote, et celle d'un homme moyen deux cents grains d'azote avec quatre mille trois cents grains de carbone. Pour les femmes il faudrait autant de matière nutritive qu'en contiennent deux livres de bon pain de froment, pour les hommes un neuvième en plus, la moyenne hebdomadaire pour les hommes et les femmes adultes devant atteindre au moins vingt-huit mille six cents grains de carbone et mille trois cent trente d'azote. » Les faits confirmèrent son calcul d'une manière surprenante, en ce sens qu'il se trouva concorder parfaitement avec la chétive quantité de nourriture à laquelle, par suite de la crise, la consommation des ouvriers cotonniers avait été réduite. Elle n'était, en décembre 1862, que de vingt-neuf mille deux cent onze grains de carbone et mille deux cent quatre-vingt-quinze d'azote par semaine.

En 1863, le Conseil privé ordonna une enquête sur la situation de la partie la plus mal nourrie de la classe ouvrière anglaise. Son médecin officiel, le docteur Simon, choisit pour l'aider dans ce travail le docteur Smith ci‑dessus mentionné. Ses recherches embrassèrent les travailleurs agricoles d'une part, et de l'autre les tisseurs de soie, les couturières, les gantiers, les bonnetiers, les tisseurs de gants et les cordonniers. Les dernières catégories, à l'exception des bonnetiers, habitent exclusivement dans les villes. Il fut convenu qu'on prendrait pour règle dans cette enquête de choisir, dans chaque catégorie, les familles dont la santé et la position laisseraient le moins à désirer.

On arriva à ce résultat général que : « Dans une seule classe, parmi les ouvriers des villes, la consommation d'azote dépassait légèrement le minimum absolu au‑dessous duquel se déclarent les maladies d'inanition; que dans deux classes la quantité de nourriture azotée aussi bien que carbonée faisait défaut, et même grandement défaut dans l'une d'elles; que parmi les familles agricoles plus d'un cinquième obtenait moins que la dose indispensable d'alimentation carbonée et plus d'un tiers de moins que la dose indispensable d'alimentation azotée; qu'enfin dans trois comtés (Berkshire, Oxfordshire et Somersetshire) le minimum de nourriture azotée n'était pas atteint [1]: » Parmi les travailleurs agricoles, l'alimentation la plus mauvaise était celle des travailleurs de l'Angleterre, la partie la plus riche du Royaume‑Uni [2]. Chez les ouvriers de la campagne, l'insuffisance de nourriture, en général, frappait principalement les femmes et les enfants, car « il faut que l'homme mange pour faire sa besogne ». Une pénurie bien plus grande encore exerçait ses ravages au milieu de certaines catégories de travailleurs des villes soumises à l'enquête. « Ils sont si misérablement nourris que les cas de privations cruelles et ruineuses pour la santé doivent être nécessairement nombreux [3]. » Abstinence du capitaliste que tout cela !

Il s'abstient, en effet, de fournir à ses esclaves simplement de quoi végéter.

La table suivante permet de comparer l'alimentation de ces dernières catégories de travailleurs urbains avec celle des ouvriers cotonniers pendant l'époque de leur plus grande misère et avec la dose minima adoptée par le docteur Smith :

Les deux sexes
Quantité moyenne de carbone par semaine
Quantité moyenne d’azote par semaine

Cinq branches d'industrie (dans les villes)

28 876 grains

1 192 grains

Ouvriers de fabrique sans travail du Lancashire

29 211 grains

1 295 grains

Quantité minima proposée pour les ouvriers du Lancashire à nombre égal d'hommes et de femmes

28 600 grains

1 330 grains [4]

Une moitié des catégories de travailleurs industriels ne prenait jamais de bière; un tiers, vingt-huit pour cent, jamais de lait. La moyenne d'aliments liquides, par semaine, dans les familles, oscillait de sept onces chez les couturières à vingt-quatre onces trois quarts chez les bonnetiers. Les couturières de Londres formaient la plus grande partie de celles qui ne prenaient jamais de lait. Le quantum de pain consommé hebdomadairement variait de sept livres trois quarts chez les couturières à onze et quart chez les cordonniers; la moyenne totale était de neuf livres par tête d'adulte. Le sucre (sirop, etc.) variait par semaine également de quatre onces pour les gantiers à dix onces pour les bonnetiers; la moyenne totale par adulte, dans toutes les catégories, ne s'élevait pas au‑dessus de huit onces. Celle du beurre (graisse, etc.), était de cinq onces. Quant à la viande (lard, etc.), la moyenne hebdomadaire par adulte oscillait entre sept onces et quart chez les tisseurs de soie, et dix-huit et quart chez les gantiers. La moyenne totale était de treize onces un sixième pour les diverses catégories. Les frais de nourriture par semaine, pour chaque adulte, atteignaient les chiffres moyens suivants : Tisseurs de soie, deux shillings deux pence et demi; couturières, deux shillings sept pence; gantiers, deux shillings neuf pence et demi; cordonniers, deux shillings sept pence trois quarts; bonnetiers, deux shillings six pence un quart. Pour les tisseurs de soie de Macclesfield, la moyenne hebdomadaire ne s'élevait pas au‑dessus de un shilling huit pence un quart. Les catégories les plus mal nourries étaient celles des couturières, des tisseurs de soie et des gantiers [5].

« Quiconque est habitué à traiter les malades pauvres ou ceux des hôpitaux, résidents ou non », dit le docteur Sirnon dans son rapport général, « ne craindra pas d'affirmer que les cas dans lesquels l'insuffisance de nourriture produit des maladies ou les aggrave sont, pour ainsi dire, innombrables... Au point de vue sanitaire, d'autres circonstances décisives viennent s'ajouter ici... On doit se rappeler que toute réduction sur la nourriture n'est supportée qu'à contrecœur, et qu'en général la diète forcée ne vient qu'à la suite de bien d'autres privations antérieures. Longtemps avant que le manque d'aliments pèse dans la balance hygiénique, longtemps avant que le physiologiste songe à compter les doses d'azote et de carbone entre lesquelles oscillent la vie et la mort par inanition, tout confort matériel aura déjà disparu du foyer domestique. Le vêtement et le chauffage auront été réduits bien plus encore que l'alimentation. Plus de protection suffisante contre les rigueurs de la température; rétrécissement du local habité à un degré tel que cela engendre des maladies ou les aggrave; à peine une trace de meubles ou d'ustensiles de ménage. La propreté elle-même sera devenue coûteuse ou difficile. Si par respect pour soi­ même on fait encore des efforts pour l'entretenir, chacun de ces efforts représente un supplément de faim. On habitera là où le loyer est le moins cher, dans les quartiers où l'action de la police sanitaire est nulle, où il y a le plus de cloaques infects, le moins de circulation, le plus d'immondices en pleine rue, le moins d'eau ou la plus mauvaise, et, dans les villes, le moins d'air et de lumière. Tels sont les dangers auxquels la pauvreté est exposée inévitablement, quand cette pauvreté implique manque de nourriture. Si tous ces maux réunis pèsent terriblement sur la vie, la simple privation de nourriture est par elle-même effroyable... Ce sont là des pensées pleines de tourments, surtout si l'on se souvient que la misère dont il s'agit n'est pas celle de la paresse, qui n'a à s'en prendre qu'à elle-même. C'est la misère de gens laborieux. Il est certain, quant aux ouvriers des villes, que le travail au moyen duquel ils achètent leur maigre pitance est presque toujours prolongé au‑delà de toute mesure. Et cependant on ne peut dire, sauf en un sens très restreint, que ce travail suffise à les sustenter... Sur une très grande échelle, ce n'est qu'un acheminement plus ou moins long vers le paupérisme [6]. »

Pour saisir la liaison intime entre la faim qui torture les couches les plus travailleuses de la société et l'accumulation capitaliste, avec son corollaire, la surconsommation grossière ou raffinée des riches, il faut connaître les lois économiques. Il en est tout autrement dès qu'il s'agit des conditions du domicile. Tout observateur désintéressé voit parfaitement que, plus les moyens de production se concentrent sur une grande échelle, plus les travailleurs s'agglomèrent dans un espace étroit; que, plus l'ac­cumulation du capital est rapide, plus les habitations ouvrières deviennent misérables. Il est évident, en effet, que les amélio­rations et embellissements (improvements) des villes, ‑ consé­quence de l'accroissement de la richesse, ‑ tels que démolition des quartiers mal bâtis, construction de palais pour banques, entrepôts, etc., élargissement des rues pour la circulation com­merciale et les carrosses de luxe, établissement de voies ferrées à l'intérieur, etc., chassent toujours les pauvres dans des coins et recoins de plus en plus sales et insalubres. Chacun sait, d'autre part, que la cherté des habitations est en raison inverse de leur bon état, et que les mines de la misère sont exploitées par la spéculation avec plus de profit et à moins de frais que ne le furent jamais celles du Potose. Le caractère antagonique de l'accumulation capitaliste, et conséquemment des relations de propriété qui en découlent, devient ici tellement saisissable [7] que même les rapports officiels anglais sur ce sujet abondent en vives sorties peu orthodoxes contre la « propriété et ses droits ». Au fur et à mesure du développement de l'industrie, de l'accu­mulation du capital, de l'agrandissement des villes et de leur embellissement, le mal fit de tels progrès, que la frayeur des maladies contagieuses, qui n'épargnent pas même la respec­tability, les gens comme il faut, provoqua de 1847 à 1864 dix actes du Parlement concernant la police sanitaire, et que dans quelques villes, telles que Liverpool, Glasgow, etc., la bourgeoisie épou­vantée contraignit les municipalités à prendre des mesures de salubrité publique. Néanmoins le docteur Simon s'écrie dans son rapport de 1865 : « Généralement parlant, en Angleterre, le mauvais état des choses a libre carrière ! » Sur l'ordre du Conseil privé, une enquête eut lieu en 1864 sur les conditions d'habita­tion des travailleurs des campagnes, et en 1865 sur celles des classes pauvres dans les villes. Ces admirables travaux, résultat des études du docteur Julien Hunter, se trouvent dans les septième (1865) et huitième (1866) rapports sur la santé publique. Nous examinerons plus tard la situation des travailleurs des campagnes. Avant de faire connaître celle des ouvriers des villes, citons une observation générale du docteur Simon : « Quoique mon point de vue officiel, dit‑il, soit exclusivement physique, l'humanité la plus ordinaire ne permet pas de taire l'autre côté du mal. Parvenu à un certain degré, il implique presque nécessairement une négation de toute pudeur, une promiscuité révoltante, un étalage de nudité qui est moins de l'homme que de la bête. Etre soumis à de pareilles influences, c'est une dégradation qui, si elle dure, devient chaque jour plus profonde. Pour les enfants élevés dans cette atmosphère maudite, c'est un baptême dans l'infamie (baptism into infamy). Et c'est se bercer du plus vain espoir que d'attendre de personnes placées dans de telles conditions qu'à d'autres égards elles s'efforcent d'atteindre à cette civilisation élevée dont l'essence consiste dans la pureté physique et morale [8]. »

C'est Londres qui occupe le premier rang sous le rapport des logements encombrés, ou absolument impropres à servir d'habitation humaine. Il y a deux faits certains, dit le docteur Hunter : « Le premier, c'est que Londres renferme vingt grandes colonies fortes d'environ dix mille personnes chacune, dont l'état de misère dépasse tout ce qu'on a vu jusqu'à ce jour en Angleterre, et cet état résulte presque entièrement de l'accommodation pitoyable de leurs demeures. Le second, c'est que le degré d'encombrement et de ruine de ces demeures est bien pire qu'il y a vingt ans [9]. Ce n'est pas trop dire que d'affirmer que dans nombre de quartiers de Londres et de Newcastle la vie est réellement infernale [10]. »

A Londres, la partie même la mieux posée de la classe ouvrière, en y joignant les petits détaillants et d'autres éléments de la petite classe moyenne, subit chaque jour davantage l'influence fatale de ces abjectes conditions de logement, à mesure que marchent les « améliorations », et aussi la démolition des anciens quartiers, à mesure que les fabriques toujours plus nombreuses font affluer des masses d'habitants dans la métropole, et enfin que les loyers des maisons s'élèvent avec la rente foncière dans les villes. « Les loyers ont pris des proportions tellement exorbitantes, que bien peu de travailleurs peuvent payer plus d'une chambre [11]. » Presque pas de propriété bâtie à Londres qui ne soit surchargée d'une foule d'intermédiaires (middlemen). Le prix du sol y est très élevé en comparaison des revenus qu'il rapporte annuellement, chaque acheteur spéculant sur la perspective de revendre tôt ou tard son acquêt à un prix de jury (c'est‑à‑dire suivant le taux établi par les jurys d'expropriation), ou sur le voisinage d'une grande entreprise qui en hausserait considérablement la valeur. De là un commerce régulier pour l'achat de baux près d'expirer. « Des gentlemen de cette profession il n'y a pas autre chose à attendre; ils pressurent les locataires le plus qu'ils peuvent et livrent ensuite la maison dans le plus grand délabrement possible aux successeurs [12]. » La location est à la semaine, et ces messieurs ne courent aucun risque. Grâce aux constructions de voies ferrées dans l'intérieur de la ville, « on a vu dernièrement dans la partie est de Londres une foule de familles, brusquement chassées de leurs logis un samedi soir, errer à l'aventure, le dos chargé de tout leur avoir en ce monde, sans pouvoir trouver d'autre refuge que le Workhouse [13] ». Les Workhouses sont déjà remplis outre mesure, et les « embellissements » octroyés par le Parlement n'en sont encore qu'au début.

Les ouvriers chassés par la démolition de leurs anciennes demeures ne quittent point leur paroisse, ou ils s'en établissent le plus près possible, sur la lisière. « Ils cherchent naturellement à se loger dans le voisinage de leur atelier, d'où il résulte que la famille qui avait deux chambres est forcée de se réduire à une seule. Lors même que le loyer en est plus élevé, le logement nouveau est pire que celui, déjà mauvais, d'où on les a expulsés. La moitié des ouvriers du Strand sont déjà obligés de faire une course de deux milles pour se rendre à leur atelier. » Ce Strand, dont la rue principale donne à l'étranger une haute idée de la richesse londonienne, va précisément nous fournir un exemple de l'entassement humain qui règne à Londres. L'employé de la police sanitaire a compté dans une de ses paroisses cinq cent quatre‑vingt‑un habitants par acre, quoique la moitié du lit de la Tamise fût comprise dans cette estimation. Il va de soi que toute mesure de police qui, comme cela s'est fait jusqu'ici à Londres, chasse les ouvriers d'un quartier en en faisant démolir les maisons inhabitables, ne sert qu'à les entasser plus à l'étroit dans un autre. « Ou bien il faut absolument », dit le docteur Hunter, « que ce mode absurde de procéder ait un terme, ou bien la sympathie publique ( !) doit s'éveiller pour ce que l'on peut appeler sans exagération un devoir national. Il s'agit de fournir un abri à des gens qui ne peuvent s'en procurer faute de capital, mais n'en rémunèrent pas moins leurs propriétaires par des payements périodiques [14]. » Admirez la justice capitaliste ! Si le propriétaire foncier, le propriétaire de maisons, l'homme d'affaires, sont expropriés pour causes d'améliorations, telles que chemins de fer, construction de rues nouvelles, etc., ils n'obtiennent pas seulement indemnité pleine et entière. Il faut encore, selon le droit et l'équité, les consoler de leur « abstinence », de leur « renoncement » forcé, en leur octroyant un bon pourboire. Le travailleur, lui, est jeté sur le pavé avec sa femme, ses enfants et son saint‑crépin, et, s'il se presse par trop grandes masses vers les quartiers de la ville où la municipalité est à cheval sur les convenances, il est traqué par la police au nom de la salubrité publique !

Au commencement du XIX° siècle il n'y avait, en dehors de Londres, pas une seule ville en Angleterre qui comptât cent mille habitants. Cinq seulement en comptaient plus de cinquante mille. Il en existe aujourd'hui vingt-huit dont la population dépasse ce nombre. « L'augmentation énorme de la population des villes n'a pas été le seul résultat de ce changement, mais les anciennes petites villes compactes sont devenues des centres autour desquels des constructions s'élèvent de tous côtés, ne laissant arriver l'air de nulle part. Les riches, ne les trouvant plus agréables, les quittent pour les faubourgs, où ils se plaisent davantage. Les successeurs de ces riches viennent donc occuper leurs grandes maisons; une famille s'installe dans chaque chambre, souvent même avec des sous‑locataires. C'est ainsi qu'une population entière s'est installée dans des habitations qui n'étaient pas disposées pour elle, et où elle était absolument déplacée, livrée à des influences dégradantes pour les adultes et pernicieuses pour les enfants [15] ».

A mesure que l'accumulation du capital s'accélère dans une ville industrielle ou commerciale, et qu'y afflue le matériel humain exploitable, les logements improvisés des travailleurs empirent. Newcastle‑on‑Tyne, centre d'un district dont les mines de charbon et les carrières s'exploitent toujours plus en grand, vient immédiatement après Londres sur l'échelle des habitations infernales. Il ne s'y trouve pas moins de trente-quatre mille individus qui habitent en chambrées. La police y a fait démolir récemment, ainsi qu'à Gateshead, un grand nombre de maisons pour cause de danger public. La construction des maisons nouvelles marche très lentement, mais les affaires vont très vite. Aussi la ville était‑elle en 1865 bien plus encombrée qu'auparavant. A peine s'y trouvait‑il une seule chambre à louer. « Il est hors de doute, dit le docteur Embleton, médecin de l'hôpital des fiévreux de Newcastle, que la durée et l'expansion du typhus n'ont pas d'autre cause que l'entassement de tant d'êtres humains dans des logements malpropres. Les maisons où demeurent ordinairement les ouvriers sont situées dans des impasses ou des cours fermées. Au point de vue de la lumière, de l'air, de l'espace et de la propreté, rien de plus défectueux et de plus insalubre; c'est une honte pour tout pays civilisé. Hommes, femmes et enfants, y couchent la nuit pêle-mêle. A l'égard des hommes, la série de nuit y succède à la série de jour sans interruption, si bien que les lits n'ont pas même le temps de refroidir. Manque d'eau, absence presque complète de latrines, pas de ventilation, une puanteur et une peste [16]. » Le prix de location de tels bouges est de huit pence à trois shillings par semaine. « Newcastle‑uponTyne, dit le docteur Hunter, nous offre l'exemple d'une des plus belles races de nos compatriotes tombée dans une dégradation presque sauvage, sous l'influence de ces circonstances purement externes, l'habitation et la rue [17]. »

Suivant le flux et le reflux du capital et du travail, l'état des logements dans une ville industrielle peut être aujourd'hui supportable et demain abominable. Si l'édilité s'est enfin décidée à faire un effort pour écarter les abus les plus criants, voilà qu'un essaim de sauterelles, un troupeau d'Irlandais déguenillés ou de pauvres travailleurs agricoles anglais, fait subitement invasion. On les amoncelle dans des caves et des greniers, ou bien on transforme la ci‑devant respectable maison du travailleur en une sorte de camp volant dont le personnel se renouvelle sans cesse. Exemple : Bradford. Le Philistin municipal y était justement occupé de réformes urbaines; il s'y trouvait en outre, en 1861, mille sept cent cinquante et une maisons inhabitées: mais soudain les affaires se mettent à prendre cette bonne tournure dont le doux, le libéral et négrophile M. Forster a tout récemment caqueté avec tant de grâce: alors, naturellement, avec la reprise des affaires, débordement des vagues sans cesse mouvantes de « l'armée de réserve », de la surpopulation relative. Des travailleurs, la plupart bien payés, sont contraints d'habiter les caves et les chambres horribles décrites dans la note ci‑dessous [18], qui contient une liste transmise au docteur Hunter par l'agent d'une société d'assurances. Ils se déclarent tout prêts à prendre de meilleurs logements, s'il s'en trouvait; en attendant la dégradation va son train, et la maladie les enlève l'un après l'autre. Et, pendant ce temps, le doux, le libéral M. Forster célèbre, avec des larmes d’attendrissement, les immenses bienfaits de la liberté commerciale, du laisser faire laisser passer, et aussi les immenses bénéfices de ces fortes têtes de Bradford qui s'adonnent à l'étude de la laine longue.

Dans son rapport du 5 septembre 1865, le docteur Bell, un des médecins des pauvres de Bradford, attribue, lui aussi, la terrible mortalité parmi les malades de son district atteints de fièvres, à l'influence horriblement malsaine des logements qu'ils habitent. « Dans une cave de mille cinq cents pieds cubes dix personnes logent ensemble... Vincent street, Green Air Place et les Leys, contiennent deux cent vingt-trois maisons avec mille quatre cent cinquante habitants, quatre cent trente-cinq lits et trente-six lieux d'aisances... Les lits, et j'entends par là le premier amas venu de sales guenilles ou de copeaux, servent chacun à trois personnes en moyenne, et quelques-uns à quatre et six personnes. Beaucoup dorment sans lit étendus tout habillés sur le plancher nu, hommes et femmes, mariés et non mariés, pêle-mêle. Est‑il besoin d'ajouter que ces habitations sont des antres infects, obscurs et humides, tout à fait impropres à abriter un être humain ? Ce sont les foyers d'où partent la maladie et la mort pour chercher des victimes même chez les gens de bonne condition (of good circumstances), qui ont permis à ces ulcères pestilentiels de suppurer au milieu de nous [19]. »

Dans cette classification des villes d'après le nombre et l'horreur de leurs bouges, Bristol occupe le troisième rang. « Ici, dans une des villes les plus riches de l'Europe, la pauvreté réduite au plus extrême dénuement (blank poverty) surabonde, ainsi que la misère domestique [20]. »


Notes

[1] Public Health. Sixth Report, etc., for 1863. Lond., 1864, p. 13.

[2] L. c., p. 17.

[3] L. c., p. 13.

[4] L. c., Appendix, p. 232.

[5] L. c., p. 232, 233.

[6] L. c., p. 15.

[7] « Nulle part les droits de la personne humaine ne sont sacrifiés aussi ouvertement et aussi effrontément au droit de la propriété qu'en ce qui concerne les conditions de logement de la classe ouvrière. Chaque grande ville est un lieu de sacrifices, un autel où des milliers d'hommes sont immolés chaque année au Moloch de la cupidité. » (S. Laing, p. 150.)

[8] Public Health. Eighth Report. London, 1866, p. 14, note.

[9] L. c., p. 89. Le Dr Hunter dit à propos des enfants que renferment ces colonies : « Nous ne savons pas comment les enfants étaient élevés avant cette époque d'agglomération des pauvres toujours plus considérable : mais ce serait un audacieux prophète que celui qui voudrait nous dire quelle conduite nous avons à attendre d'enfants qui, dans des conditions sans précédent en ce pays, font maintenant leur éducation ‑ qu'ils mettront plus tard en pratique ‑ de classes dangereuses, en passant la moitié des nuits au milieu de gens de tout âge, ivres, obscènes et querelleurs. » (L. c., p. 56.)

[10] L. c., p. 62.

[11] Report of the Officer of Health of St. Martin's in the Fields. 1865.

[12] Public Health. Eighth Report. Lond., 1866, p. 93.

[13] L. c., p. 83.

[14] L. c., p. 89.

[15] L. c., p. 56.

[16] L. c., p. 149.

[17] L. c., p. 50.

[18]

Liste de l’agent d’une société d’assurances pour les ouvriers à Bradford

Vulcanstreet

n°122

1 chambre

16 personnes

Lumleystreet

n°13

1 chambre

11 personnes

Bowerstreet

n° 41

1 chambre

11 personnes

Portlandstreet

n° 112

1 chambre

10 personnes

Hardystreet

n° 17

1 chambre

10 personnes

Northstreet

n° 18

1 chambre

16 personnes

n° 17

1 chambre

13 personnes

Wymerstreet

n° 19

1 chambre

8 adultes

Jawettestreet

n° 56

1 chambre

12 personnes

Georgestreet

n° 150

1 chambre

3 familles

Rifle‑Court‑Marygate

n° 11

1 chambre

11 personnes

Marshalstreet

n° 28

1 chambre

10 personnes

n° 49

3 chambres

3 familles

Georgestreet

n° 128

1 chambre

18 personnes

n° 130

1 chambre

16 personnes

Edwardstreet

n° 4

1 chambre

17 personnes

Yorkstreet

n° 34

1 chambre

2 familles

Salt‑Pinstreet

 

2 chambres

26 personnes

 

Caves

Regentsquare

 

1 cave

8 personnes

Acrestreet

 

1 cave

7 personnes

Robert's Court

n° 33

1 cave

7 personnes

Back Prattstreet, employé comme atelier de chaudron­nerie

 

1 cave

7 personnes

Ebenezerstreet

n° 27

1 cave

6 personnes

[19] L. c., p. 114.

[20] L. c., p. 50.


Archives Lenine Archives Internet des marxistes
Début Précédent Haut de la page Sommaire Suite Fin