1930

 

 

Léon Trotsky

MA VIE

 

Appendice par Alfred Rosmer
4 Au Mexique (deuxième partie)

 

Une grave et grande discussion qui s'engage peu après le déclenchement de la guerre va lui causer beaucoup de souci. En conséquence de l'accord Staline-Hitler et du déclenchement de la guerre qu'il entraîne, une fraction importante de la section américaine de la Quatrième Internationale se prononce pour la renonciation au mot d'ordre de " défense de l'U. R. S. S. ". Trotsky s'y oppose ; ce serait, selon lui, un abandon injustifié, une faute lourde. Le débat se prolongera par lettres, par articles, par discussions orales pendant plusieurs mois et se terminera par une scission au sein de la section américaine, qui aura sa répercussion dans les partis et groupes de la Quatrième Internationale. Cet ensemble de lettres, d'articles, de longues discussions [ publié sous le titre de " défense du marxisme " ndlr]est important. Ce sont les derniers écrits de Trotsky, et le débat qui les provoque, la polémique, acerbe parfois, avec une fraction des trotskystes américains, l'amène à préciser sa pensée sur les problèmes nouveaux que pose le déclenchement de la guerre.

Le mot d'ordre : " défense de l'U. R. S. S. " avait déjà soulevé des controverses dans les groupes et partis de la Quatrième Internationale; chaque fois qu’un nouveau " tournant " accentuait et soulignait la dégénérescence du régime soviétique, des voix s'élevaient pour en demander l'abandon ; il était désormais impossible, disait-on, de considérer l'État stalinien comme un État prolétarien, et impossible surtout de parler de défense de l'U. R. S. S., car les ouvriers ne nous comprendraient plus. Trotsky répondait patiemment; il ne convainquait pas toujours, mais la divergence sur ce point était tolérée. Mais le pacte que Staline conclut avec Hitler après avoir mobilisé contre lui les forces antifascistes, la nouvelle guerre mondiale qui suit immédiatement sa signature, le partage de la Pologne, la mainmise sur les États baltes, raniment les critiques et il s’agit plus maintenant de positions individuelles mais d'une importante fraction du parti américain. Trotsky lui-même, en ses articles et déclarations publiques, qualifie sévèrement la politique stalinienne.

Cependant, il reste intransigeant sur la position qu'il n'a cessé de défendre. Non qu'il la considère immuable, valable pour aujourd'hui et pour toujours. Les événements sont trop mouvants, la situation générale, et celle de l'U. R. S. S. en particulier, trop instable, trop constamment changeante pour que son appréciation ne puisse varier. Sur la question de la création d’une Quatrième Internationale, par exemple, il a montré qu'il savait tirer la leçon des faits et y adapter sa pensée; en 1929, quand il arrive à Prinkipo, il proteste contre ceux qui l'accusent de vouloir créer une nouvelle Internationale ; mais quatre ans plus tard, lorsque le parti communiste allemand s'effondre sans combat, il proclame aussitôt la mort de l'Internationale communiste et la nécessité de préparer la formation d'un nouveau rassemblement international. Mais l'Internationale communiste n'est pas le régime soviétique, et pour si âpre et si violente qu’elle soit, sa critique du stalinisme s'arrête toujours devant le présent régime. Au début de l'exil, il a tenu à mettre en garde ses partisans dans le monde contre toute confusion entre le stalinisme et l'U. R S S le premier doit être combattu sans merci, mais il faut défendre l'U. R. S. S. Une nouvelle brochure, publiée à New-York, rassemble des textes s'étendant sur dix ans. Le thème ne varie pas : " Défendre l'U. R. S. S., comme la principale forteresse du prolétariat mondial, contre les assauts de l'impérialisme et de la contre-révolution intérieure, c'est le premier devoir de tout ouvrier conscient. "

Mais qu'on ne croie pas que cette défense de l'U. R. S. S. qu'il exige de ses partisans se confonde avec celle des défenseurs " professionnels " - parfois stipendiés - de l'U. R. S. S. Elle est toujours axée contre deux menaces : à l'intérieur, c'est la bureaucratie soviétique ; au dehors, c’est l’impérialisme mondial, et elle commande une tactique répondant aux nécessités de l'heure. Au début de 1932, quand la poussée hitlérienne montre que l'Allemagne est désormais " la clé de la situation internationale ", il écrit :

" La conquête du pouvoir par le prolétariat allemand et européen est une tâche infiniment plus réelle et plus immédiate que l'édification d'une société fermée et autarchique dans les limites de l'U. R. S. S. Défense inconditionnelle de l'U. R. S. S., premier État ouvrier, contre les ennemis intérieur et extérieur de la dictature du prolétariat ! Mais la défendre les yeux ouverts sur la réalité, par le contrôle du prolétariat international sur la bureaucratie soviétique ! Dénoncer sans relâche les tendances national-réformistes et thermidoriennes qui trouvent leur généralisation dans la théorie du socialisme dans un seul pays. "

Et il demande l'élaboration d' " un plan général pour l'édification socialiste conjointe de l'U. R. S. S. et de l'Allemagne ".

Mais ses avertissements sont restés vains. Hitler est au pouvoir. Situation difficile, plus difficile pour les ouvriers, mais qui ne change rien à la tactique.

" Chaque jour, écrit-il le 1er octobre 1933, la politique étrangère du Kremlin porte de nouveaux coups au prolétariat mondial. Séparés des masses, les fonctionnaires diplomatiques, sous la direction de Staline, blessent au plus vif les sentiments révolutionnaires des travailleurs de tous les pays, avant tout au grand dommage de l'U. R. S. S. elle-même. Mais en cela, il n'y a rien d'inattendu pour nous. La politique étrangère de la bureaucratie complète sa politique intérieure. Nous combattons également l'une et l'autre. Mais nous menons notre lutte du point de vue de la défense de l'État ouvrier. "

Avec la conclusion du pacte " stalinazi " et ce qui s'ensuivit, ces " coups " de la diplomatie stalinienne parurent si intolérables que dans les sections de la Quatrième Internationale, des fractions plus ou moins nombreuses estimèrent qu'une révision de l'attitude à l’égards de l’U.R.S.S. était désormais indispensable. Ce fut notamment le cas de la section américaine avec laquelle, par suite des circonstances, Trotsky était en contact direct et permanent. Un grand débat s'engagea entre New-York et Coyoacan qui se prolongera durant plusieurs mois et aboutira à une scission.

Trotsky comprend fort bien l'indignation qu'ont provoquée d’abord le pacte, les accords conclus entre Russes et Allemands, puis l’aide apportée à Hitler par Staline, mais il ne faut pas se laisser entraîner trop loin par une réaction sentimentale, et perdre le sang-froid nécessaire pour apprécier exactement une situation certainement difficile. Il écrit :

" Des camarades sont indignés par le pacte Hitler-Staline. C'est compréhensible. Ils veulent s'en venger sur Staline. Très bien. Mais nous sommes faibles aujourd'hui et ne pouvons songer à. renverser le Kremlin. Certains essaient alors de trouver une satisfaction purement verbale : ils arrachent de l'U. R. S. S. le titre d'État ouvrier comme Staline prive un fonctionnaire disgracié de l'ordre de Lénine. je trouve cela un peu enfantin. "

Et il pose quelques règles précises selon lui indispensables.

"  1° Notre défense de l'U. R. S. S. Peut être juste ou erronée mais je ne vois aucune raison de la faire dépendre du pacte Hitler-Staline ; 2° le caractère social de l'U. R. S. S. n'est pas déterminé par son amitié avec la démocratie ou avec le fascisme ; qui pense le contraire devient prisonnier de la conception stalinienne du Front populaire... Nous ne disons pas tout est perdu ; nous devons tout reprendre au commencement. Nous indiquons clairement ceux des éléments de l’Etat ouvrier qui, au moment donné, peuvent être sauvés, préservés et ultérieurement développés... Un régime totalitaire, de type stalinien ou fasciste, ne peut, par son essence même, qu'être un régime temporaire, transitoire... La défense de l'U. R. S. S. selon l'Internationale communiste est basée sur la renonciation à une politique de classe indépendantes. Le prolétariat est transformé, pour des raisons diverses selon les circonstances, mais toujours et invariablement en une force auxiliaire d'un camp bourgeois contre un autre... Nous ne sommes pas un parti gouvernemental, nous sommes le parti de l'opposition irréconciliable, non seulement dans les pays capitalistes mais aussi dans l'U. R. S. S. Nos tâches, et parmi elles, la défense de l'U. R. S. S., nous les réalisons non au moyen de gouvernements bourgeois et pas même par celui de l'U. R. S. S., mais exclusivement par l'éducation des masses, par la propagande, montrant aux ouvriers ce qu'ils doivent défendre et ce qu'ils doivent abattre. Une telle défense ne peut donner de résultats miraculeux immédiats, mais nous n'avons jamais prétendu être des faiseurs de miracles... La défense de l'U. R. S. S. coïncide pour nous avec la préparation de la révolution mondiale. "

Sur la question des territoires occupés par l'armée russe, les informations qu'on avait alors étaient insuffisantes et contradictoires L'hypothèse la plus vraisemblable, selon Trotsky, c'était que dans les territoires destinés à être incorporés à la Russie, Moscou procèdera à l'expropriation des grands domaines et nationalisera les moyens de production. Il le fera non " parce que la bureaucratie reste fidèle au programme socialiste mais parce qu'elle n'est ni désireuse ni capable de partager le pouvoir, et les privilèges qu'il comporte, avec les anciennes classes dirigeantes des territoires occupés... La nationalisation des moyens de production est une mesure progressiste. Cependant son caractère progressiste est relatif; son poids spécifique dépend de l'ensemble de tous les autres facteurs ".

Le développement de la guerre pose sans cesse de nouveaux problèmes. Ce fut d'abord le partage de la Pologne; maintenant c'est l'occupation de la Norvège - réussie - et celle de la Finlande - en partie manquée. Dans les prévisions qu'il fait, Trotsky se trompe parfois - on ne dispose pas sur l'heure de l'information véridique nécessaire ; ce sont erreurs secondaires qui ne changent rien au fond des choses. Ce qui importe, c'est de bien dégager l'essentiel pour rendre une juste vue de l'ensemble. Liant ces deux nouveaux problèmes, il écrit :

" Par suite de la dégénérescence de l'État ouvrier, l'Union soviétique se trouva, au seuil de la guerre, plus faible qu'il n'aurait fallu. L'accord de Staline avec Hitler avait pour objectif de garantir l'U. R. S. S. contre une attaque allemande, et, plus généralement, d'empêcher que l'U. R. S. S. ne fût entraînée dans une plus grande guerre. Tandis qu'il saisissait la Pologne, Hitler devait se protéger lui-même à l'Est. Staline fut contraint, avec la permission d'Hitler, d'envahir la Pologne orientale afin de s'assurer quelques garanties supplémentaires contre Hitler sur la frontière occidentale de la Russie. Cependant, en conséquence de ces événements, l'U. R. S. S. acquérait une frontière commune avec l'Allemagne, et par-là même le danger d'une Allemagne victorieuse devenait beaucoup plus direct tandis que la dépendance de Staline à l'égard d'Hitler était grandement accrue. L'épisode du partage de la Pologne eut son développement et sa suite sur l'arène scandinave. Hitler n'avait pu manquer d'aviser discrètement son " ami " Staline de son projet de saisir la Norvège. Staline en eut certainement une sueur froide, car cela signifiait une complète domination allemande de la mer Baltique, de la Finlande, et constituait par suite une menace directe sur Leningrad. Une fois de plus, Staline devait chercher des garanties contre son allié, cette fois en Finlande. Il se heurta cependant à une certaine résistance, l’ " excursion militaire " traînait, alors que la Scandinavie menaçait de devenir le théâtre d'une plus grande guerre. Hitler, qui avait complété ses préparatifs pour le coup qu'il voulait porter au Danemark et à la Norvège, exigea que Staline conclût une paix rapide; celui-ci dut modifier ses plans, les réduire, et renoncer à soviétiser la Finlande. Tels sont les traits essentiels du cours des événements dans l'Europe du nord-ouest. "

Cette résistance du peuple finlandais, qui avait causé une surprise générale, vérifiait une thèse de la Quatrième Internationale, clans laquelle on soulignait (1934) que " le développement monstrueux de la bureaucratie soviétique et les terribles conditions de vie des ouvriers russes ont extrêmement réduit la force d'attraction de l'U. R. S. S. sur la classe ouvrière de tous les pays ". La guerre finno-soviétique révéla "graphiquement et complètement que, à une portée de canon de Leningrad - berceau de la révolution d'octobre - le présent. régime de 1 U. R. S. S. était incapable d'attirer à lui les ouvriers ".

Discussion pénible puisqu'elle échoue à convaincre des éléments dévoués et dont il faudra se séparer. Mais discussion d'idées et que Trotsky estime finalement fructueuse, car elle a, selon lui, contribué à clarifier et à préciser les conceptions sur lesquelles repose la Quatrième Internationale. Mais, parallèlement il doit en mener une autre, irritante et écoeurante celle-là, où les interlocuteurs sont les staliniens mexicains, menés et excités par les agents du NKVD installés à New-York et à Mexico. Ils disposent d’un quotidien, prétendu organe de la confédération des travailleurs mexicains, El Popular, d’une revue mensuelle, Futuro, organe des intellectuels antifascistes ; d’une université ouvrière où ils corrompent l’esprit des jeunes ouvriers studieux ; sans parler du périodique du parti communiste parce qu’il a très peu de lecteurs. Leur tactique ne varie pas : c’est sans cesse, la répétition des mêmes mensonges : Trotsky est un danger pour le Mexique, il trouble sa paix intérieure, participe avec les leaders contre-révolutionnaires à la préparation d’attentats contre la République mexicaine, et il s’efforce de compromettre ses relations internationales en l’entraînant dans le camp des impérialistes dont il est l’agent. Leur campagne, " dirigée " ne s'interrompt pour un temps que lorsque Trotsky, les acculant au pied du mur, les met publiquement au défi de porter leurs accusations devant une Commission impartiale. A la propagande écrite s’ajoute une propagande orale plus odieuse, car ses agents s'expriment ici sans dissimuler leur but ; les orateurs sont plus explicites que les journalistes : c'est une excitation permanente au meurtre. Au cours des meetings qu'ils organisent, des vociférations éclatent de temps à autre et des compères dispersés dans la salle s'écrient : Muerte a Trotsky ! Un congrès de membres de l’enseignement se termine, lit-on en grand titre dans un journal, aux cris de " Mort à Trotsky !" Voilà le ton. L'excitation prend un caractère si aigu, devient si menaçante que les autorités mexicaines décident d'établir un poste de police spécial au long d'un des murs de la maison. Protection illusoire car les agents du N. K. V. D. disposent de multiples moyens et, à Moscou, Staline sans doute s'impatiente. Après les menaces, ils vont passer aux actes. Le 24 mai 1940, à l'aube, une bande armée conduite par le peintre Siqueiros attaque la maison selon un plan minutieusement réglé : les uns ont revêtu des vêtements de policiers ; ce subterfuge leur permet de neutraliser aisément le poste spécial établi à l'extérieur ; par une ruse qui devait rester inconnue ils réussirent à se faire ouvrir la porte du garage. La manière dont ils se déploient à l'intérieur révèle une parfaite connaissance des lieux. Les uns, postés derrière les arbres du jardin, commandent les diverses issues, déchargent leurs mitraillettes à intervalles rapprochés, visent les fenêtres pour ajuster leur tir. Trotsky et les gardes se trouvent ainsi complètement isolés et bloqués. Minutes d'angoisse qui paraissent interminables. Puis c'est tout d'un coup l'absolu silence et un appel du petit-fils, Siéva, que les assaillants, en se retirant, ont blessé. Trotsky et Natalia ont échappé aux balles tirées du dehors ; au premier bruit, ils se sont jetés en un coin de la pièce où les assaillants, bien que tirant de divers points, ne pouvaient les atteindre. Les murs de leur chambre portent les traces des balles, et aussi le sommier du lit et les oreillers.

Policiers et journalistes accourent dès que la nouvelle de l'attentat se répand, mais la bande a pu partir comme elle était venue, sans être inquiétée, bien que son cortège, dans la nuit, eût dû paraître suspect. Les journaux publient des photos et des récits. Les agents du N. K. V'.D. ont manqué leur coup; que vont-ils dire ? D'abord, ils affectent la raillerie : tant de balles tirées et pas de victimes ! Puis, comme la raillerie ne suffirait pas ils écrivent qu'il y a bien eu un attentat mais un attentat simulé ; toute l'affaire a été montée par Trotsky. La grossière invention ira jusqu'à New-York, car ils ont partout des complices ou des complaisances ; un hebdomadaire jadis réputé comme un honnête organe du libéralisme américain, The Nation, accueille une correspondance de Mexico reprenant la thèse de l'attentat simulé. Mais ceci n'est rien encore. Malgré l'évidence, et à la stupeur générale, les autorités judiciaires et policières venues pour l'enquête prennent à leur compte la thèse insoutenable de l'attentat simulé. Et au lieu de se mettre sans délai à la recherche des auteurs de l'attentat, elles arrêtent et emprisonnent deux des secrétaires. Les staliniens n'ont pu tuer ; vont-ils donc réussir à faire inculper Trotsky et les siens, à arracher leur expulsion, et peut-être permettre de les livrer au N. K. V. D.? La situation est si grave que Trotsky décide, le 27 mai, de s'adresser au procureur de la République, au chef de la police et au ministre de l'intérieur. Dans une longue lettre, il énumère une série de faits caractérisent les pratiques habituelles du N. K. V. D. hors de Russie; ils ont une importance décisive, insiste-t-il, pour la " direction générale de l'enquête judiciaire ", car ce qu'il faut affirmer avant tout " c'est que le Kremlin peut seul avoir été l'instigateur de l'attentat ". Il ne veut pas dire que Lombardo Toledano et les chefs communistes mexicains prirent part directement à la préparation et à l'accomplissement de l'attentat, " le N. K. V. D. opère selon une stricte division du travail. Il confie à des personnalités connues la tâche de répandre la calomnie ; à d'autres, moins connues, la tâche d'assassiner ". En conclusion, il demandait que fût interrogé David Alfaro Siqueiros, militant stalinien - c'est le chef de a bande ainsi que cela sera bientôt établi et comme il le reconnaîtra lui-même. (Bénéficiant d'une singulière prescription, il revint au Mexique et le 23 avril 1947, dans une déclaration reproduite par le journal Excelsior, il s'exprimait ainsi - " je n'ai pas décliné et je ne déclinerai jamais la responsabilité qui m'incombe dans cette affaire, tout. en affirmant que j'ai agi en franc-tireur. je dois ajouter que je tiens ma participation à l'attentat de Coyoacan pour un des plus grands Honneurs de ma vie. " Il devenait impossible pour l'instruction judiciaire de persévérer dans la voie où elle s'était engagée. Renonçant à la thèse de l'attentat simulé, il lui lut facile de découvrir les coupables.

" L'enquête révéla, écrit Natalia Trotsky, que deux femmes, Anita Marinez et Julia Barradas de Serrano, habitant depuis peu dans le voisinage, avaient noué avec des agents de la police, chargés de notre protection, des relations amoureuses. Elles ont disparu; recherchées, arrêtées, elles reconnaissent avoir été chargées de surveiller Trotsky et de séduire les policiers; ce travail leur était confié et payé par Antonio Pujol, secrétaire du peintre David Siqueiros. L'une des deux est la femme, plus exactement une des femmes d'un ex-combattant d'une brigade internationale d'Espagne, Serrano. Quelques heures avant l'attentat, elles ont été avisées de prendre la fuite... Un nommé Nestor Sanchez Hernandez, communiste, arrêté à son tour, fait de la préparation du crime un récit détaillé ; il désigne Siqueiros comme l'organisateur de l'attentat. Vingt-sept personnes sont arrêtées ; leurs dépositions font la pleine lumière... "

Les dirigeants du Popular et de Futuro, accusés par Trotsky d’avoir travaillé à la préparation morale de l'attentat, ayant eu l'impudence d'annoncer leur intention de le poursuivre en diffamation, Trotsky répondit par une simple énumération des articles et dessins dirigés contre lui par les auteurs de l'attentat dans chaque numéro de la revue avant même qu'il eût débarqué à Tampico ; celui qui précède l'attentat est révélateur. Comme on est alors (25 mars 1940) dans la période de l'accord Staline-Hitler, l'auteur écrit que la Gestapo a expulsé de son sein les espions de Trotsky ; aujourd'hui, il est tout à fait évident que le trotskysme, en Amérique latine, n'est qu'une agence de pénétration et de provocation, de confusion et d'espionnage au service des impérialistes de Wall Street ". Conclusion de Trotsky : " Ils m'attaquaient par la plume et par le crayon avant de m'attaquer à la mitraillette et au revolver. "

David Siqueiros et Antonio Pujol furent arrêtés le 4 octobre 1940 à Hostotipaquilla, bourgade de l'État de Jalisco, où ils avaient joui jusqu'alors de la protection des autorités locales. Avant leur comparution devant le tribunal, il se trouva des intellectuels " anti-fascistes " pour s'adresser au président de la République en ces termes : " Nous offrons, déclaraient-ils, notre appui moral au grand artiste mexicain. Nous nous sentons pleinement en droit de vous demander et de demander à la justice de prendre en considération la transcendance de l’oeuvre de ce grand peintre. " Ayant obtenu sa mise en liberté sous caution, Siqueiros disparut aussitôt, allant d'abord à Cuba puis au Chili. Quand il revint au Mexique, son dossier ayant disparu il ne pouvait plus être appelé devant un tribunal...

Si les auteurs de l'attentat ne tuèrent personne dans la maison de l'avenue Viena, ils firent cependant une victime. Le secrétaire qui était de garde dans la nuit de l'attentat et qui, trompé par une de leurs ruses, leur avait permis d'entrer, fut emmené par eux. Pendant un mois, il fut impossible de retrouver sa trace. Le 25 juin on devait découvrir son cadavre, recouvert de chaux, dans une masure du Desierto de los Leones.

 

***

 

" Eh ! bien, maintenant, ils vont vous laisser tranquille ! " disaient invariablement les amis mexicains venus pour féliciter Trotsky après l'attentat, c'était la réaction naturelle d'âmes simples devant l'abominable forfait. Les articles de journaux étaient une chose ; on pouvait les dédaigner. Mais cet assaut à la mitraillette, les moyens employés provoquent un sentiment d'indignation et de révolte. Chaque fois Trotsky devait les contredire . " Vous vous trompez, répondait-il, après cet échec ils vont au contraire redoubler d'activité, recourir à de nouvelles ruses. "

Mais, contre cette récidive trop certaine, comment se défendre ? Des trotskystes américains venus en hâte élaborent un ensemble de dispositions et les appliquent pour autant que leurs moyens le permettent : portes et fenêtres blindées doivent mettre à l'abri des mitraillettes; un filet doit protéger contre des bombes qu'il serait facile de lancer du dehors; un abri est édifié; des maçons surélèvent les murs; un système électrique d'avertisseurs automatiques est mis en place ; les gardes sont renforcés et armés plus solidement. Trotsky est sensible à ces témoignages de fidélité et d'attachement; ces travaux sont, certes, nécessaires ; cependant ils retiennent la pensée sur l'idée de l'attentat. Il a de plus en plus le sentiment d’être un prisonnier à qui la prison n'assure pas la sécurité. Il est seul, n'ayant d'autre arme que sa plume, son intelligence, sa passion révolutionnaire, pour lutter contre une ruse démoniaque, patiente, asiatique, disposant d'immenses moyens, et trouvant partout des complicités. Par moments, c'est dur de tenir ; les insomnies s'aggravent; l'hypertension est tenace. Et il ne peut même trouver dans le travail la joie qu'il éprouve d'ordinaire quand il est à sa table, devant ses dossiers; il lui faut donner son temps à une biographie de Staline, alors qu’il y a tant d'autres ouvrages auxquels le Lénine dont seul le premier tome, achevé a paru en 1938 à Paris ou encore un essai sur Marx et Engels cet unique exemple de deux révolutionnaires étroitement liés par toute une vie de labeur commun. Mais il n'a pu tenir les engagements pris avec son éditeur américain, et si cet éditeur consent à accorder les délais nécessaires, il demande en échange une biographie de Staline qui, pense-t-il, pourra être écrite rapidement et est, maintenant, plus actuelle que celle de Lénine. L'assassin ne permettra pas qu'elle soit achevée ; seuls les premiers chapitres étaient complètement rédigés, les autres ne l'étaient qu'inégalement. L'ouvrage, tel qu'il était, inachevé, fut édité par Harper et allait être mis en vente quand Hitler se retourna contre son partenaire. Pour des raisons qui ne lui étaient sans doute pas personnelles, l'éditeur jugea le moment inopportun pour la publication du livre ; il demanda aux critiques qui avaient déjà reçu leur exemplaire de le lui retourner et l'ouvrage ne fut publié qu'après l'effondrement hitlérien .

Trotsky n'avait que trop raison de penser que les agents staliniens ne renonceraient pas à leur dessein. Des témoignages et des révélations ultérieures ont permis de reconstruire pas à pas la préparation de l'assassinat ; elle se développa systématiquement et sans jamais se relâcher pendant trois années. Parallèlement à la préparation publique par journaux et meetings déclenchée au Mexique quand Trotsky était encore en mer sur le cargo norvégien, une autre, secrète, était conduite à New-York par une équipe spéciale qui conçut et réalisa le stratagème qui devait permettre d'amener un " tueur " en Amérique et de l'introduire dans les milieux trotskystes. Le rédacteur en chef du quotidien communiste, Louis Budenz, fut chargé de la liaison entre le parti et les agents du service secret. Ceux-ci voulaient surtout obtenir des informations sur l'organisation trotskyste, sur ses membres, et c'est ainsi qu'ils apprirent qu'une jeune trotskyste new-yorkaise, Sylvia, dont la soeur avait été quelque temps au secrétariat de Trotsky à Coyoacan, devait aller en France en 1938. Au moment de son départ, ils la flanquèrent d'une compagne de voyage qui manoeuvra pour qu'à son arrivée en France, elle fût présentée à un homme non-membre du parti trotskyste, mais sympathisant et désireux d'aider ; il se faisait appeler Jacson. Des relations intimes s'établirent entre lui et Sylvia qu'on mit toute une année à consolider, en France. L'approche de la guerre hâta le retour de Sylvia en Amérique où Jacson la rejoignit. Il allait travailler, expliqua-t-il, avec un businessman, ami de sa famille, qui s'installerait à Mexico, centre indiqué, pour les trafics de temps de guerre. Sylvia était attachée à une institution new-yorkaise ; elle se fit mettre en congé et partit pour Mexico. A New-York, elle avait participé aux discussions qui se déroulaient au sein du parti, d'abord sur des questions intérieures, puis sur la " défense de l'U. R. S. S. "; elle se classa parmi les " révisionnistes ". Elle vint naturellement à Coyoacan où elle eut à subir les critiques amicales de Trotsky, et celles plus caustiques des secrétaires. Elle était venue et revint toujours seule. Jacson ne montrait nulle hâte à s'approcher de la maison. Il avait installé Sylvia dans un appartement confortable, disposait d'une Buick, dépensait largement : les trafics de son businessman prospéraient. Il jouait bien son rôle.

C’est le premier attentat qui lui permit de s'introduire dans la maison. Les agresseurs avaient pris une des deux autos du garage et ils avaient endommagé l'autre. Jacson offrit la sienne et se montra empressé à se charger de toutes les courses et commissions qu'on pouvait lui confier ; allant à New-York pour plusieurs semaines, il laissa sa voiture à l'entière disposition des secrétaires avec lesquels il était maintenant en contact fréquent... Il se contenta d'abord d'entrevoir Trotsky dans la cour, à l'occasion de ses visites, puis il demanda à lui soumettre un projet d'article qu'il voulait écrire, laissant entendre qu'il n'était pas d'accord avec Sylvia sur la " défense de l'U. R. S. S. " Au retour de New-York, il vint à Coyoacan fin juillet, puis le 8, le 10 et le 17 août . ce jour-là, il put procéder à une sorte de répétition de son forfait. joseph Hansen, le trotskyste américain qui dirigeait les travaux de protection, a donné de cette visite et de celle qui suivit, trois jours plus tard, le récit suivant :

" Le 17 août, Jacson montra à Trotsky le projet d'un article qu'il se proposait d'écrire sur la discussion récente de la question russe au sein de la Quatrième Internationale. Trotsky l'invita à venir dans son bureau pendant qu'il prendrait connaissance de son projet. C'était la première fais que Jacson se trouvait seul avec Trotsky. Celui-ci suggéra quelques modifications; plus tard il dit à Natalia que le projet était confus et sans grand intérêt. " Le 20, Jacson revint à la maison, apportant son article... Son plan était sans doute d'anéantir Trotsky d'un coup, en silence, puis de sortir de la maison comme il était venu, sans attirer l'attention, tenant serré un revolver dans sa poche pour le cas où il devrait se frayer la voie en tirant; il espérait pouvoir s'enfuir car il avait sur lui une somme importante : 890 dollars. Mais il avait aussi en poche une lettre de " confession ", dictée de toute évidence par ses chefs, dont se saisirait la police au cas où il serait abattu par les gardes... Jacson trouva Trotsky devant les clapiers, lui dit qu'il apportait son article, ajoutant que Sylvia et lui partiraient le lendemain pour New-York. Trotsky répondit avec sa cordialité habituelle et continua à s'occuper de ses lapins. Apercevant Natalia devant la maison, Jacson laissa Trotsky pour aller la saluer - il portait un imperméable qu'il tenait serré contre son corps. Natalia le trouva nerveux, l'air absent. Il lui demanda un verre d'eau : " j'ai très soif ", dit-il. Refusant la tasse de thé qui lui était offerte, il revint avec Natalia vers Trotsky, resté près des lapins. " Sais-tu que Sylvia et Jacson retournent à New-York demain, " dit ce dernier à Natalia ? Ils viennent nous dire au revoir ", ajoutant en russe: " il faut préparer quelque chose pour eux ". Quelques minutes s'écoulèrent, puis Trotsky demanda, sans enthousiasme : " Vous voulez que je lise votre article? " - " Oui " - " Eh bien, allons dans mon bureau. " Trotsky s'assit à la grande table, chargée de livres, de journaux, de manuscrits; près de l'encrier, à portée de la main se trouvait le pistolet automatique qu'on avait vérifié et rechargé quelques jours auparavant. Il commença de lire les feuillets, Jacson prit place derrière lui, à gauche, près du bouton devant actionner le signal d'alarme. " L'occasion était trop bonne pour être perdue ", déclara cyniquement plus tard Jacson à, la police; " je pris mon piolet, l'élevais, fermais les yeux et frappais de " toutes mes forces... Aussi longtemps que je vivrai je n'oublierai jamais son " cri " ... Le sang gicla sur le bureau, sur les dernières pages écrites de la biographie de Staline; mais Trotsky eut encore assez de forces pour se retourner d'un bond et attaquer le meurtrier... Les secrétaires accoururent, maîtrisèrent l'assassin et dans leur fureur, l'auraient sans doute achevé si Trotsky ne leur avait dit: " Ne le tuez pas... il faut qu'il parle... " - " Ils m'ont ordonné de le faire, disait-il en gémissant, ils tiennent ma mère. " L'examen radiographique révéla une plaie si profonde que pour plusieurs des médecins, le cas était désespéré; cependant d'autres ne renonçaient pas ; de l'Université Johns Hopkins un spécialiste du cerveau allait venir par avion... Mais Trotsky avait soixante ans ; son organisme, profondément affaibli par les années d'exil si chargées de crimes staliniens, ne put vaincre. Dans la soirée du 21 août, à sept heures vingt- cinq, le coeur cessa de battre (1). "

Du 22 au 27 août, le corps fut exposé dans une chapelle ardente, entouré d'une garde d'honneur formée d'ouvriers mexicains et des secrétaires. Au dehors, de longues files se formaient sans cesse, composées presque exclusivement du peuple le plus pauvre, beaucoup étaient pieds nus. Un énorme cortège se forma pour les obsèques. Au cimetière, des orateurs américain, mexicains, espagnol, rendirent hommage au grand révolutionnaire ; l’un d'eux traduisit en espagnol les dernières paroles de Trotsky : " je suis sûr de la victoire de la Quatrième Internationale. En avant ! " Les amis américains auraient voulu que les obsèques eussent lieu à New-York pour permettre aux travailleurs américains de marquer leur réprobation du crime stalinien. Le gouvernement de Roosevelt refusa l'autorisation. Il n'y avait pas eu de visa pour le vivant ; il n'y en eut pas pour le mort.

 

***

 

Condamné à vingt années d'emprisonnement, incarcéré depuis treize ans, l'assassin n'a pas " parlé ". Au cours de l'instruction et du procès, il s'est borné à donner des mobiles de son acte des versions parfois différentes et toujours mensongères, refusant simplement de répondre quand des questions précises étaient trop embarrassantes. Il réussit même à cacher son identité ; les états civils dont il s'était servi : Frank Jacson, Canadien; Jacques Mornard Van-dendreschd, né à Téhéran de parents belges, ne supportèrent pas les vérifications. Cependant, grâce à de patientes recherches poursuivies dans divers pays, J. Gorkin est parvenu à découvrir son identité véritable. Son nom est Ramon Mercader ; il est né en 1904, troisième fils de Pablo Mercader, né à Barcelone le 20 août 1884 et de Eustasia Maria Caridad del Rio Hernandez, née à Santiago de Cuba le 29 mars 1892. Cette révélation s'est trouvée confirmée par une investigation menée de manière tout à fait indépendante par un criminologiste mexicain, le docteur Alfonso Quiroz. Au cours d'un voyage en Espagne, le docteur Quiroz eut la possibilité d'examiner une fiche policière qui devait lever tous les doutes : l'empreinte digitale qui s'y trouvait coïncidait exactement avec celle prise à Mexico. Ramon Mercader del Rio figurait au fichier de la police madrilène pour avoir, le 12 juin i935, assisté à une réunion clandestine du Comité des jeunesses communistes dans un café de Barcelone. La question de l'identité était donc définitivement réglée. il faut cependant mentionner les déclarations que vient de faire un avocat mexicain. Dans une lettre publiée par le quotidien le plus important de Mexico, El Universal, cet avocat, Felipe Alvahuante, affirme que l'assassin est Russe, qu'il est un ancien cadet de l'Académie militaire de Moscou, et qu'il fut choisi par Staline lui-même pour suivre Trotsky à travers le monde avec mission de le faire disparaître quand Staline jugerait le moment venu. Il accuse, de manière catégorique, les dirigeants d'alors de la Confédération des travailleurs mexicains d'être les responsables de l'attentat. Il désigne nommément Lombardo Toledano, Fidel Velasquez et Narciso Bassols, ancien ambassadeur du Mexique à Moscou et à Paris ; ils ont, écrit-il, " préparé l'assassinat matériellement et moralement ". Il ne s'agit encore que d'affirmations mais certaines d'entre elles sont déjà hors de conteste, et l'ensemble est si vraisemblable et cohérent que cette nouvelle orientation des recherches ne peut être écartée a priori. Au cours de son investigation, le docteur Quiroz a acquis la conviction que l'assassin connaît la langue russe - ce qu’il a toujours nié - et quant à la responsabilité morale des individus nommément désignés dans la préparation des attentats, elle ne fait aujourd'hui de doute pour personne.

Paris, 29 octobre 1953.

 

Note (1)

Sur l'attentat du 24 mai et sur l'assassinat, il faut se reporter aux ouvrages suivants : Victor SERGE : Vie et Mort de Trotsky, Paris, 1951. Léon Trotsky : Los Gangsters de Stalin, Mexico, 1940. Louis Francis Budenz : This is my story, New-York, 1947. The Assassination of Leon Trotsky, New-York, 1940. Fourth International (revue mensuelle) New-York, octobre 1940. Dans Ainsi fut assassiné Trotsky, Paris, 1948, Julian Gorkin donne le récit du général Sanchez Salazar, chef de police, qui dirigea l'enquête après l'attentat de mai.

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