1923

Au lendemain de la révolution, Trotsky aborde les problèmes de la vie quotidienne : rapports travail/loisirs, condition des femmes, famille, gestion des équipements collectifs, logement, culture et cadre de vie...


Léon Trotsky

Les questions du mode de vie

QUESTION N° 7

RÉPONSES

MARININE. – Le rituel n'a été renouvelé qu'en ce qui concerne les enterrements. lis sont organisés par les syndicats et ont acquis un caractère solennel.

IVANOV. – L'ouvrier nous dit : "Vous, les communistes, quand vous enterrez un de vos camarades, vous pouvez faire jouer une marche funèbre, faire un discours dans lequel vous évoquez les mérites du défunt devant la société et l'Etat; mais nous, en de telles circonstances, que pouvons-nous faire ? Cela nous gêne d'enterrer quelqu'un sans cérémonie, alors, nous avons recours au pope." Pour la naissance et le mariage, on trouvera vite des rites nouveaux, mais pour l'enterrement, si l'ouvrier supprime la cérémonie funèbre, il n'y a rien en échange.

DOROFFEV. – Aucun nouveau cérémonial n'est venu remplacer les anciens rites religieux, ce qui donne souvent lieu à des scènes de ménage pénibles lorsque la femme d'un ouvrier veut baptiser son enfant ou l'enterrer religieusement, et que son mari le lui interdit et se bat avec elle.

ZAKHAROV. – Ces moments sont marqués par une fête familiale : l'ouvrier invite des amis, leur offre à boire, et leur présente "l'acte d'enregistrement". Il y a des ouvriers qui désirent organiser des enterrements semblables à ceux des camarades émérites, avec musique, drapeaux, etc. Mais ce sont pour l'instant des cas isolés.

KOULIKOV. – On ne remarque pas de véritable changement dans les marches funèbres et les enterrements. Chez les communistes, on porte des drapeaux, on chante, il y a parfois un orchestre.

ANTONOV. – Si, par exemple, un communiste célèbre une naissance, et que chez lui se rassemblent des camarades et des sans-parti, comment va-t-il marquer cette date ? Autrefois, on faisait ripaille. Ce n'est plus nécessaire. Mais on peut faire une collecte pour créer une crèche. Prenons par exemple les enterrements. Il faut poser différemment le problème. On peut faire une collecte pour construire un four crématoire où l'on incinérera les morts.

MARININE. – Il me semble que dans un premier temps, il nous faudra habituer la masse à enterrer en musique. Je serais personnellement favorable à ce que l'on organise aussi des baptêmes solennels; il ne faut peut-être pas le faire à chaque fois, mais si nous organisons de temps en temps des baptêmes de ce style, cela obligera sans doute les ouvriers à se demander si les baptêmes sont vraiment nécessaires. Il faut bien sûr que ces baptêmes soient organisés avec le concours du comité d'usine et de la commission culturelle.

ZAKHAROV. – Un ouvrier a eu un fils. Et voici ce qu'il a fait : il a réunit les représentants de l'usine; je ne sais pas s'il y a eu un discours, mais il y a eu un vote pour donner un prénom à l'enfant, puis on a dressé l'acte de naissance que l'on a signé, et on est passé à la suite : thé, etc.

DORAFEEV. – Je me souviens que lorsque j'avais quatorze ans et que je travaillais pour la première fois dans une usine de Moscou, le contremaître me battit. Et je me rappelle être sorti dans la cour, avoir levé les yeux au ciel et demandé à Dieu qu'il punisse le contremaître. Puis j'ai eu terriblement envie d'entendre des chants d'église. Je n'étais pas religieux, mais je cherchais là une sorte de satisfaction. Je menais une vie dure, j'étais mal payé, et je trouvais un réconfort à écouter ces chants d'église. A présent, je suis devenu athée, car j'ai lu des livres, écouté des conférences et j'ai pris conscience que ce sont là des bagatelles. C'est pourquoi tant que nous n'aurons pas éduqué le prolétariat, tant que nous ne lui aurons pas fait prendre clairement conscience des choses, nous ne pourrons rien faire.

KOLTSOV. – Pourquoi ne célébrerait-on pas le jour de la naissance, comme on célèbre actuellement celui du baptême ? Buvons donc un peu de vin ou de bière si cela semble nécessaire, mais fêtons et célébrons l'anniversaire et non pas la fête du saint.
Il faut marquer d'une façon ou d'une autre le jour de la naissance et celui de la mort. On se passe plus facilement de la cérémonie du mariage. Les ouvriers sans parti eux-mêmes se contentent du mariage civil, après quoi ils organisent un repas : Mais les choses sont plus compliquées en ce qui concerne le baptême et la mort. Il faut qu'on trouve par quoi les remplacer. Ce sont surtout les femmes qui se lamentent lorsque quelqu'un meure sans avoir été baptisé ou sans qu'on lui ait dit un office.
Personne ne pousse les gens à organiser des enterrements solennels avec orchestre, etc., mais c'est une habitude qui s'installe peu à peu; on voit des ouvriers sans parti qui viennent nous dire : "Ma femme est morte, je voudrais un orchestre". Mais quelquefois nous ne pouvons pas fournir d'orchestre parce que cela coûte cher et qu'on n'a pas d'argent. Si nous étions un peu plus riches, cela ferait longtemps que nous aurions organisé ce genre de cérémonie.

OSNAS. – Il y a environ trois mois, j'ai assisté à une nouvelle forme de cérémonie. Il s'agissait de fêter l'entrée du fils d'un ouvrier comme apprenti dans un atelier. Cet ouvrier m'a invité chez lui le soir. Je me présentai; tout était organisé comme il fallait : il y avait de la bière et du porto. Actuellement, la bière et le porto remplacent l'eau-de-vie maison. C'est un progrès, en quelque sorte. On fêtait donc l'entrée de son fils comme apprenti. Dans une famille ouvrière, c'est un événement aussi important que la naissance, le mariage ou la mort. Et je me mis à penser que ce serait bien si l'on officialisait en quelque sorte cette forme de confirmation de la jeunesse. Pour un jeune garçon, il s'agit d'un moment très important de sa vie, car il se trouve dans une situation difficile : il a fini l'école, il a dix-sept ans, et on ne sait pas où le placer. Et voilà qu'on a l'occasion de participer à une forme de cérémonie familiale pour ainsi dire. Ce n'est bien sûr qu'un début, mais nous passons à côté. Il nous faut, en tant que parti, y prêter attention. Ainsi, à côté de la naissance, de la mort, et du mariage, on célèbre facilement ce moment de l'apprentissage, surtout maintenant, alors que l'entrée du fils ou de la fille d'un ouvrier à l'école ou dans un atelier représente un moment important de la vie.

LYSSENKO. – En 1917, je pénétrai un jour au Monastère de la Passion et dans la cathédrale du Christ. Là, tout resplendit, tout est magnifique. Et nous, qu'avons-nous à proposer à la place ? Où aller le jour de Pâques ? C'est un jour de fête, en a envie de se rendre quelque part, et on ne sait pas où; les ouvriers se rendent à l'église uniquement parce que Rozov y chante mieux que Chaliapine qui peut faire le cabot et refuser de chanter, ou parce que le choeur y est magnifique. Et nous, nous ne faisons rien dans ce domaine. J'ai moi-même un enfant, une fille de douze ans; un jour, elle est sortie avec une amie. A son retour, je lui ai demandé : "Où es-tu allée ?" Elle m'a répondu : "A l'église." "Pourquoi es-tu allée à l'église ? Tu n'es pourtant pas croyante !" "Je ne suis pas croyante, mais là-bas, on se sent bien." "Tu aurais pu aller ailleurs !" "Où donc ? Partout, il faut un billet d'entrée." Et un billet d'entrée, ça coûte de l'argent, et on n'a pas d'argent. Nous faisons de l'agitation, mais cela ne suffit pas; il faut organiser quelque chose d'artistique. Et nous n'avons rien fait dans ce domaine.

MARKOV. – Selon moi, le mieux serait avant tout de construire un four crématoire où l'on puisse incinérer les cadavres. Et il faudrait commencer par brûler les grands hommes. Quand quelqu'un meure, il faut l'incinérer, sinon il se produit ce qui se passe au monastère Danilovski, près duquel je demeure. Là, il y a un puits profond de trois archines [1] dans lequel il y a même des cerceuils. Mais si l'on commençait par incinérer les morts et par expliquer en quoi c'est utile, cela serait une très bonne mesure. Par exemple, on a enterré le camarade Vorovski [2] ; il aurait fallu l'incinérer, puis ensuite mener une campagne pour expliquer que c'était un grand homme et que cela n'a pas empêché qu'on l'incinère. LIDAY. – Encore une chose : si nous regardons passer un cortège funèbre, nous voyons que seuls les parents du défunt y participent. Il n'y a pas de groupe constitué; certains accompagnent le cortège pendant un certain temps, puis le quittent et d'autres s'y joignent. Le groupe varie donc sans cesse; il n'y a jamais beaucoup de monde (parfois trente personnes, parfois sept-huit, ou encore une quinzaine), si bien qu'on n'y porte aucune attention. Des transformations sont ici nécessaires, afin que les choses se déroulent comme il se doit.

KAZAKOV. – Extérieurement, il y a eu sans aucun doute de grands changements dans la vie familiale depuis le début de la révolution de 1917. J'ai vécu cette époque; je suis issu d'une famille de vieux croyants attachés aux traditions. En 1917, je me trouvai pris dans le tourbillon de la révolution à laquelle je participai. Ma famille me considéra tout d'abord comme un ermite qui a fui sa famille, comme un vaurien, etc. Je me retrouvai à l'armée. De retour de l'armée, je revins au village. Je prenais place à table et ne priai pas. On dit alors à mon père : "Comment se fait-il que le fils d'un vieux .croyant s'asseye à table sans faire le signe de croix ? Le diable va lui entrer par la bouche." Je commençais alors à manifester ma conscience communiste, et à faire de l'agitation dans ma famille. Je voulus procéder de même au village pour y faire disparaître les vieux préjugés. Je militais ainsi pendant quelques années. La lutte se faisait plus violente. Impossible de briser la psychologie du paysan et de faire accepter le nouveau mode de vie à ma famille. Je dus partir à la ville pour ne pas envenimer les rapports et pour ne pas me quereller. A la ville, j'eus affaire à un autre type de famille, à une autre psychologie. La. famille ouvrière est plus accommodante. Les changements dans la vie familiale y sont plus nets. Mais on remarque toujours, malgré cette cassure, la domination d'un membre de la famille sur les autres. Par exemple, le mari est communiste et la femme sans parti. La femme s'occupe quotidiennement des enfants en bas âge. Le mari mène une activité politique, il réfléchit, il critique, il s'enrichit, etc. Il devient l'élément dominant de la famille; son frère, sa soeur, sont attirés par lui, et on voit s'établir une espèce de compétition. On a déjà évoqué ce phénomène. Cette compétition prend des formes particulières : on se chamaille, on s'injurie, on tombe malade, on devient hystérique, etc. A mon avis, la révolution du mode de vie doit se faire par étapes, il ne faut en aucun cas lui imposer des formes déterminées. Prenons par exemple l'éducation des enfants. D'un côté, le mari a une activité sociale; il revient chez lui, et veut imposer son point de vue. Sa femme possède encore une psychologie passéiste. Elle veut faire comme elle l'entend, et les enfants sont tiraillés de part et d'autre, ce qui leur est néfaste. A ce propos, il faut bien sûr se demander si nous pouvons, dans un très proche avenir, donner aux enfants une éducation collective, etc. Il serait évidemment souhaitable que cela puisse se faire le plus rapidement possible, sinon la situation va se compliquer.

OSSIPOV. – Je peux dire que les mariages ont ceci de remarquable que lorsqu'on se marie, on s'adresse à la Caisse d'entraide pour recevoir 800 à 900 roubles. Quand on demande : "A quoi cela va-t-il te servir ?", on vous répond : "Eh, quoi, il faut bien faire à manger ce jour-là !" Un problème se pose aussi à propos des naissances. Je sais qu'on organise parfois des baptêmes communistes. Le premier problème est de savoir comment on va appeler l'enfant. Voici un exemple : on proposa un jour le prénom d'Ilitch. Puis le père revint et demanda si on pouvait ajouter Lénine. On lui dit que c'était possible. "Très bien, dit-il, nous appelerons donc notre enfant – Ilitch Lénine." Lors d'une naissance, le problème est donc de choisir un prénom. On s'adresse à la cellule du parti communiste ou du komsomol. Je connais quelques filles que l'on a appelées "Octobrine".
La naissance est liée avant tout au choix du prénom, tandis que le mariage – c'est du vent. Une seule chose importe : s'adresser à la Caisse d'entraide. A présent, parlons de la mort. J'ai quelques difficultés à parler de la mort d'un enfant. Je ne vois pas ce qu'on peut faire dans ce cas précis. En ce qui concerne les adultes, l'enterrement se fait quelquefois en musique, parfois même, à l'usine, on cesse le travail une demi-heure plus tôt. Dans les cellules importantes, on enterre toujours en musique, mais dans la majorité des cas, tout se fait sans que personne ne sache rien.

GORDEEV. – Cette semaine un membre du komsomol est mort. Il était athée et c'était un fort brave garçon. Actuellement, les komsomols vivent en camps, et ce jeune homme a eu une attaque. il est mort subitement. Son père a placé des croix autour de son cercueil et a voulu l'enterrer à l'église. On a poussé les hauts cris à la cellule, des komsomols sont allés voir le père, et celui-ci leur, a dit : "Le pope, en vêtements sacerdotaux, va venir l'encenser; et vous, que me proposez-vous à la place ?" Les komsomols ont répondu : "Il y aura de la musique." "Bon, s'il y a de la musique, cela veut dire que ce sera un enterrement civil. Je suis d'accord."
Parlons à présent du baptême et du mariage. Très souvent, les jeunes, qu'ils soient au parti ou non, ne se marient pas à l'église. Cependant, le reste des réjouissances : danses, boissons – est indispensable... Certains se font enregistrer, d'autres pas, mais dans tous les cas, on fait ripaille. En ce qui concerne les baptêmes, il y en a qui ne baptisent pas leur enfant, mais ils organisent tout de même une petite fête. Si le père est au parti, la femme essaye de faire baptiser l'enfant en secret, lorsque le mari est absent, ou qu'il est parti en mission; ensuite, évidemment, cela fait un scandale, et on amène le mari à la cellule, car c'est une chose sur laquelle il faut qu'il s'explique. C'est ce qui se passe le plus souvent à Moscou, comme partout ailleurs... C'est un problème extrêmement complexe qu'il faut analyser plus soigneusement. Prenons un exemple : un membre du parti qui travaille à l'usine a un enfant. Sa femme veut faire baptiser l'enfant, mais le mari refuse catégoriquement. On aboutit finalement à des querelles et à des injures, alors qu'il aurait fallu se réjouir. Il se passe la même chose quand il faut enterrer un enfant; la femme pleure parce que son mari ne lui permet pas d'enterrer son enfant. Elle maudit pour toujours son mari, le parti et tout le reste. Si un communiste dit à sa femme : "Débarrasses-toi des icônes !" celle-ci ne les jette pas; elle les cache dans un tiroir et les regarde avec amour, en espérant qu'elle pourra bientôt les remettre à leur place.

GORDON. – Une ouvrière a eu une petite fille le 1° mai, et elle l'a appelée Maïa. Le prénom d' "Octobrine" a déjà acquis un droit de cité. On a même proposé comme prénom "Crocodile". Il y a peu de temps nous avons eu une discussion au terme de laquelle nous avons conclu que nous n'avions que faire des noms de saints pour nos enfants. Chaque prénom a une signification particulière. Faisons aussi la révolution dans ce domaine et donnons à nos enfants des prénoms qui nous conviennent. Regardez un peu quels prénoms on a donné aux enfants pendant la révolution. Beaucoup de petites filles ont été baptisées Rosa en souvenir de Rosa Luxemburg; quant aux garçons, nombre d'entre eux ont pour prénom Vladimir, en hommage à Vladimir Ilitch. Mais il existe aussi une tendance à inventer n'importe quel prénom. Et cette tendance a beaucoup de succès et ne choque pour l'instant que les communistes. Nous devons cesser de donner à nos enfants des prénoms qui n'ont aucun sens ou qui ont un sens péjoratif.

BORISSOV. – Un komsomol m'a raconté qu'un jour, de jeunes communistes se sont mariés qui ont, après s'être fait enregistrer, organisé une réunion assez nombreuse, où l'on écouta des exposés sur le mariage, la famille, etc. Après quoi, il y eut un concert. Ce fut pour ainsi dire une réunion solennelle. Je lui posai la question suivante – "Et si dans un an ou deux, ce couple venait à divorcer, quelle réunion faudrait-il organiser?" Il ne m'a rien répondu.


Notes

[1] Un archine : 0,71 m. (Note du traducteur).

[2] Vorovski V. V. (1871-1923).- Publiciste et critique littéraire avant la révolution; diplomate éminent après Octobre. (Note du traducteur).


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