1924

En 1924, Trotsky publie ce texte, qui tire les premiers enseignements d'Octobre. Sa publication est évidemment liée au combat qui s'est engagé en Russie face à la montée de la bureaucratie. Ces "leçons" seront d'ailleurs à l'origine de la première campagne anti-trotskyste menée en URSS.


Les leçons d'Octobre

Léon Trotsky

La guerre à la guerre et le défensisme

Le renversement du tsarisme, en février 1917, marquait évi­demment un bond gigantesque en avant. Mais, prise à part, la révolution de février signifiait uniquement que la Russie se rapprochait du type de république bourgeoise qui existe, par exemple, en France. Les partis révolutionnaires petits-bourgeois, évidemment, ne la considérèrent pas comme un révolution bour­geoise, mais ils ne l'envisagèrent pas non plus comme une étape vers la résolution socialiste; ils la considérèrent comme une acquisition démocratique ayant par elle-même une valeur indé­pendante. C'est là-dessus qu'ils fondèrent l'idéologie du défen­sisme révolutionnaire. Ils défendirent non pas la domination de telle ou telle classe, mais la révolution et la démocratie. Mais, dans notre propre Parti également, la révolution de février, les premiers temps, occasionna un déplacement considérable des pers­pectives révolutionnaires. En mars, la Pravda était au fond beau­coup plus proche de la position du défensisme révolutionnaire que de la position de Lénine.

"Quand deux armées sont en présence - est-il dit dans un article de la rédaction - la politique la plus stupide serait celle qui proposerait à l'une d'elle de mettre bas les armes et de rega­gner ses foyers. Cette politique ne serait pas une politique de paix, mais une politique d'esclavage, une politique que repous­serait avec indignation un peuple libre. Non, le peuple restera ferme à son poste et répondra à chaque balle par une autre balle, à chaque projectile par un autre projectile. Nous ne devons per­mettre aucune désorganisation des forces militaires de la révolution". (Pravda, 15 mars 1917, Pas de diplomatie secrète). Comme on le voit, il s'agit ici non pas des classes dominantes ou opprimées, mais du peuple libre; ce ne sont pas les classes qui luttent pour le pouvoir, mais le peuple libre qui est "à son poste”. Les idées, de même que leur formulation, sont purement défensistes. Dans le même article, nous lisons : "Notre mot d'ordre n'est pas la désorganisation de l'armée qui est révolu­tionnaire ou qui se révolutionne, ni la devise creuse : A bas la guerre ! Notre mot d'ordre est : pression sur le Gouverne­ment Provisoire pour le forcer à faire ouvertement, devant !a démocratie mondiale, une tentative d'amener tous les pays belli­gérants à entamer immédiatement des pourparlers sur les moyens de mettre fin à la guerre mondiale. Jusqu'à ce moment, chacun restera à son poste de combat". Ce programme de pression sur le gouvernement impérialiste pour l'amener à faire une pareille tentative était celui de Kautsky et de Ledebour en Allemagne, de Longuet en France, de Mac Donald en Angleterre, mais ce n'était pas le programme du bolchevisme. Dans cet article, la rédaction ne se contente pas d'approuver le fameux manifeste du soviet de Petrograd Aux peuples du monde entier (manifeste imprégné de l'esprit du défensisme révolutionnaire); elle se solidarise avec les résolutions nettement défensistes adoptées à deux meetings de Petrograd et dont l'une déclare : "Si les démocraties alle­mande et autrichienne n'entendent pas notre voix (c'est-à-dire la voix du Gouvernement Provisoire et du soviet conciliateur L.T.) nous défendrons notre patrie jusqu'à la dernière goutte de notre sang."

Cet article n'est pas une exception. Il exprime exactement la position de la Pravda jusqu'au retour de Lénine en Russie. Ainsi, dans l'article Sur la guerre (Pravda, 16 mars 1917), qui pour­tant renferme quelques remarques critiques sur le manifeste aux peuples, on trouve la déclaration suivante : "On ne saurait qu'ac­clamer l'appel d'hier par lequel le soviet des députés ouvriers et soldats de Petrograd invite les peuples du monde entier à forcer leurs gouvernements à cesser le carnage.” Comment trou­ver une issue à la guerre ? Le même article répond ainsi : "L'issue consiste dans une pression sur le Gouvernement Provi­soire pour lui faire déclarer qu'il consent à ouvrir immédiatement des pourparlers de paix."

 

On pourrait donner une quantité de citations analogues à ca­ractère défensif et conciliateur plus ou moins masqué. A ce mo­ment, Lénine, qui n'avait pu encore s'échapper de Zürich, s'éle­vait vigoureusement dans ses Lettres de loin contre tout semblant de concession au défensisme et au conciliationnisme. "Il est absolument inadmissible - écrivait-il le 8 mars - de se dissi­muler et de dissimuler au peuple que ce gouvernement veut la continuation de la guerre impérialiste, qu'il est l'agent du capital anglais, qu'il veut la restauration de la monarchie et la consoli­dation de la domination des propriétaires fonciers et des capita­listes." Puis, le 12 mars : "Demander à ce gouvernement de conclure une paix démocratique équivaut à prêcher la vertu à des tenanciers de maisons publiques." Pendant que la Pravda exhorte à faire pression sur le Gouvernement Provisoire pour l'obliger à intervenir en faveur de la paix devant "toute la démocratie mondiale”, Lénine écrit : "S'adresser au gouvernement Goutch­kov-Milioukov pour lui proposer de conclure au plus vite une paix honorable, démocratique, c'est agir comme un bon pope de village qui proposerait aux propriétaires fonciers et aux marchands de vivre selon la loi de Dieu, d'aimer leur prochain et de tendre la joue droite quand on les frappe sur la joue gauche."

 

Le 4 avril, le lendemain de son arrivée à Petrograd, Lénine s'éleva résolument contre la position de la Pravda dans la question de la guerre et de la paix : "Il ne faut accorder aucun soutien au Gouvernement Provisoire - écrivait-il - il faut expliquer le mensonge de toutes ses promesses, particulièrement de celle qui concerne la renonciation aux annexions. Il faut démasquer ce gou­vernement au lieu de lui demander (revendication propre unique­ment à faire naître des illusions) de cesser d'être impérialiste." Inutile de dire que Lénine qualifie de "fumeux" et de "confus” l'appel des conciliateurs du 14 mars, si favorablement accueilli par la Pravda. C'est une formidable hypocrisie que d'inviter les autres peuples à rompre avec leurs banquiers et de créer en même temps un gouvernement de coalition avec ses propres banquiers. "Les hommes du centre - dit Lénine dans son projet de plate-forme - jurent leurs grands dieux qu'ils sont marxistes, interna­tionalistes, qu'ils sont pour la paix, pour toutes sortes de pres­sion sur leur gouvernement afin qu'il "manifeste la volonté de paix du peuple”.

 

Mais, pourrait-on objecter au premier abord, est-ce qu'un parti révolutionnaire renonce à exercer une pression sur la bourgeoisie et son gouvernement ? Evidemment, non. La pression sur le gouvernement bourgeois est la voie des réformes. Un parti mar­xiste révolutionnaire ne renonce pas aux réformes, mais les réformes portent sur des questions secondaires et non sur des questions essentielles. On ne peut obtenir le pouvoir au moyen de réformes. On ne peut, au moyen d'une pression, forcer la bourgeoisie à changer sa politique dans une question dont dépend son sort. C'est précisément parce qu'elle n'avait pas laissé place pour une pression réformiste, que la guerre avait créé une situa­tion révolutionnaire : il fallait ou bien suivre jusqu'au bout la bourgeoisie ou bien soulever les masses contre elle pour lui arracher le pouvoir. Dans le premier cas, on pouvait obtenir de la bourgeoisie certaines concessions en politique intérieure, à condition de soutenir sans réserve la politique extérieure de l'im­périalisme. C'est pourquoi le réformisme socialiste s'est transformé ouvertement dès le début de la guerre en impérialisme socialiste. C'est pourquoi les éléments véritablement révolution­naires se sont trouvés obligés de procéder à la création d'une nouvelle Internationale. Le point de vue de la Pravda n'est pas prolétarien-révolutionnaire, mais démocratique-défensiste, quoi­que équivoque dans son défensisme. Nous avons renversé le tsarisme, disait-on, nous exerçons une pression sur le pouvoir démocratique. Ce dernier doit proposer la paix aux peuples. Si la démocratie allemande ne peut exercer une pression suffisante sur son gouvernement, nous défendrons notre “patrie” jusqu'à la dernière goutte de notre sang. La réalisation de la paix n'était pas posée comme la tâche exclusive de la classe ouvrière, tâche à accomplir par-dessus la tête du Gouvernement Provisoire bour­geois, parce que la conquête du pouvoir par le prolétariat n'était pas posée comme une tâche révolutionnaire pratique. Pourtant les deux choses étaient inséparables.


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