1932

Allemagne, 1932 : la situation du prolétariat, trahi par ses dirigeants est quasi-désespérée. Trotsky analyse la situation et en déduit les tâches de l'avant garde dans une étude magistrale.


Œuvres - janvier 1932

Léon Trotsky

La révolution allemande et la bureaucratie stalinienne

7. Les leçons de l'expérience italienne

Le fascisme italien est issu directement du soulèvement du prolétariat italien, trahi par les réformistes. Depuis la fin de la guerre, le mouvement révolutionnaire en Italie allait en s'accentuant et, en septembre 1920, déboucha sur la prise des fabriques et des usines par les ouvriers. La dictature du prolétariat était une réalité, il fallait seulement l'organiser et en tirer toutes les conclusions. La social-démocratie prit peur et fit marche arrière. Après des efforts audacieux et héroïques, le prolétariat se retrouva devant le vide. L'effondrement du mouvement révolutionnaire fut la condition préalable la plus importante de la croissance du fascisme. En septembre, l'offensive révolutionnaire du prolétariat s'arrêtait; dés novembre, se produisait la première attaque importante des fascistes (la prise de Bologne).

A vrai dire, le prolétariat était encore capable après la catastrophe de septembre de mener des combats défensifs. Mais la social-démocratie n'avait qu'un souci : retirer les ouvriers de la bataille au prix de concessions continuelles. Les sociaux-démocrates espéraient qu'une attitude soumise de la part des ouvriers dresserait "l'opinion publique" bourgeoise contre les fascistes. De plus, les réformistes comptaient même sur l'aide de Victor Emmanuel. Jusqu'au dernier moment, ils dissuadèrent de toutes leurs forces les ouvriers de lutter contre les bandes de Mussolini. Mais cela ne fut d'aucun secours. A la suite de la haute bourgeoisie, la couronne se rangea du côté fasciste. S'étant convaincus au dernier moment qu'il était impossible d'arrêter le fascisme par la docilité, les sociaux-démocrates appelèrent les ouvriers à la grève générale. Mais cet appel fut un fiasco. Les réformistes avaient si longtemps mouillé la poudre, craignant qu'elle ne s'enflamme, que, lorsqu'ils approchèrent enfin d'une main tremblante une allumette enflammée, la poudre ne prit pas feu.

Deux ans après son apparition, le fascisme était au pouvoir. Il renforça ses positions grâce au fait que la première période de sa domination coïncida avec une conjoncture économique favorable, qui succédait à la dépression de 1921-1922. Les fascistes utilisèrent la force offensive de la petite bourgeoisie pour écraser le prolétariat qui reculait. Mais cela ne se produisit pas immédiatement. Déjà installé au pouvoir, Mussolini avançait sur sa voie avec une certaine prudence : il n'avait pas encore de modèle tout prêt. Les deux premières années, même la constitution ne fut pas modifiée. Le gouvernement fasciste était une coalition. Les bandes fascistes, pendant ce temps, jouaient du bâton, du couteau et du revolver. Ce n'est que progressivement que fut créé l'Etat fasciste, ce qui impliqua l'étranglement total de toutes les organisations de masse indépendantes.

Mussolini atteignit ce résultat au prix de la bureaucratisation du parti fasciste. Après avoir utilisé la force offensive de la petite bourgeoisie, le fascisme l'étrangla dans les tenailles de l'Etat bourgeois. Il ne pouvait agir autrement, car le désenchantement des masses qu'il avait rassemblées, devenait le danger le plus immédiat pour lui. Le fascisme bureaucratisé se rapprocha extraordinairement des autres formes de dictature militaire et policière. Il n'a déjà plus la base sociale d'autrefois. La principale réserve du fascisme, la petite bourgeoisie, est épuisée. Seule l'inertie historique permet à l'Etat fasciste de maintenir le prolétariat dans un état de dispersion et d'impuissance. Le rapport des forces se modifie automatiquement en faveur du prolétariat. Ce changement doit conduire à la révolution. La défaite du fascisme sera l'un des événements les plus catastrophiques dans l'histoire européenne. Mais les faits prouvent que tous ces processus demandent du temps. L'Etat fasciste est en place depuis dix ans. Combien de temps se maintiendra-t-il encore ? Sans se risquer à fixer des délais, on peut dire avec assurance que la victoire d'Hitler en Allemagne signifierait un nouveau long répit pour Mussolini. L'écrasement d'Hitler marquera pour Mussolini le début de la fin.

Dans sa politique à l'égard d'Hitler, la social-démocratie allemande n'a pas inventé un seul mot : elle ne fait que répéter plus pesamment ce qu'ont accompli en leur temps avec plus de tempérament les réformistes italiens. Ces derniers expliquaient le fascisme comme une psychose de l'après-guerre ; la social-démocratie allemande y voit une psychose "de Versailles", ou encore une psychose de la crise. Dans les deux cas, les réformistes ferment les yeux sur le caractère organique du fascisme, en tant que mouvement de masse, né du déclin impérialiste.

Craignant la mobilisation révolutionnaire des. ouvriers, les réformistes italiens mettaient tous leurs espoirs dans l' "Etat". Leur mot d'ordre était : "Victor Emmanuel, interviens !". La social-démocratie allemande n'a pas une ressource aussi démocratique qu'un monarque fidèle à la constitution. Eh bien, il faut se contenter d'un président. "Hindenburg, interviens ! "

Dans la lutte contre Mussolini, c'est-à-dire dans la reculade devant lui, Turati lança la formule géniale : "Il faut avoir le courage d'être un lâche." Les réformistes allemands sont moins frivoles dans leurs mots d'ordre. Ils exigent "du courage pour supporter l'impopularité" (Mut zur Unpopularität). C'est la même chose. Il ne faut pas craindre l'impopularité, lorsqu'on s'accommode lâchement de l'ennemi.

Les mêmes causes produisent les mêmes effets. Si le cours des choses dépendait seulement de la direction du parti social-démocrate, la carrière d'Hitler serait assurée.

Toutefois, il faut reconnaître que, de son côté, le Parti communiste allemand n'a pas appris grand-chose de l'expérience italienne.

Le Parti communiste italien est apparu presque en même temps que le fascisme. Mais les mêmes conditions de reflux révolutionnaire, qui portaient le fascisme au pouvoir, freinaient le développement du Parti communiste. Il ne se rendait pas compte des dimensions du danger fasciste, se berçait d'illusions révolutionnaires, était irréductiblement hostile à la politique de front unique, bref, souffrait de toutes les maladies infantiles. Rien d'étonnant à cela : il avait seulement deux ans. Il ne voyait dans le fascisme que "la réaction capitaliste". Le Parti communiste ne discernait pas les traits particuliers du fascisme, qui découlent de la mobilisation de la petite bourgeoisie contre le prolétariat. D'après les informations de mes amis italiens, à l'exclusion du seul Gramsci, le Parti communiste ne croyait pas possible la prise du pouvoir par les fascistes. Puisque la révolution prolétarienne subit une défaite, puisque le capitalisme a tenu bon, et que la contre-révolution a triomphé, quel coup d'Etat contre-révolutionnaire peut-il encore y avoir? La bourgeoisie ne peut pas se soulever contre elle-même ! Telle était l'orientation politique fondamentale du Parti communiste italien. Cependant, il ne faut pas oublier que le fascisme italien était alors un phénomène nouveau, qui se trouvait seulement en cours de formation : il aurait été difficile même pour un parti plus expérimenté de discerner ses traits spécifiques.

La direction du Parti communiste allemand reproduit aujourd'hui presque littéralement la position initiale du communisme italien : le fascisme est seulement la réaction capitaliste ; les différences entre les diverses formes de la réaction capitaliste n'ont pas d'importance du point de vue du prolétariat. Ce radicalisme vulgaire est d'autant moins excusable que le parti allemand est beaucoup plus vieux que ne l'était le parti italien à l'époque correspondante ; en outre, le marxisme s'est enrichi aujourd'hui de l'expérience tragique de l'Italie. Affirmer que le fascisme est déjà en place ou nier la possibilité même de son accession au pouvoir, revient au même politiquement. Ignorer la nature spécifique du fascisme ne peut que paralyser la volonté de lutte contre lui.

La faute principale incombe évidemment à la direction de l'Internationale communiste. Les communistes italiens plus que tous les autres auraient dû élever leur voix pour mettre en garde contre ces erreurs. Mais Staline et Manouilsky les ont obligés à renier les leçons les plus importantes de leur propre défaite. Nous avons vu avec quel empressement Ercoli s'est dépêché de passer sur les positions du social-fascisme, c'est-à-dire sur les positions d'attente passive de la victoire fasciste en Allemagne.

La social-démocratie internationale s'est longtemps consolée en se disant que le bolchevisme n'était concevable que dans un pays arriéré. Elle appliqua ensuite la même affirmation au fascisme. La social-démocratie allemande doit maintenant comprendre à ses propres dépens la fausseté de cette consolation : ses compagnons de route petits bourgeois sont passés et passent encore dans le camp du fascisme, les ouvriers la quittent pour le Parti communiste. Seuls se développent en Allemagne le fascisme et le bolchevisme. Bien que la Russie d'une part et l'Italie d'autre part soient des pays infiniment plus arriérés que l'Allemagne, l'une et l'autre ont néanmoins servi d'arène au développement des mouvements politiques, caractéristiques du capitalisme impérialiste. L'Allemagne avancée doit reproduire les processus qui, en Russie et en Italie, sont déjà achevés. Le problème fondamental du développement allemand peut aujourd'hui être formulé ainsi : suivre la voie russe ou la voie italienne ?

Evidemment, cela ne signifie pas que la structure sociale hautement développée de l'Allemagne n'a pas d'importance pour le destin futur du bolchevisme et du fascisme. L'Italie est, dans une mesure plus large que l'Allemagne, un pays petit bourgeois et paysan. Il suffit de rappeler qu'en Allemagne il y a 9,8 millions de personnes travaillant dans l'agriculture et l'économie forestière, et 18,5 millions dans l'industrie et le commerce, c'est-à-dire presque deux fois plus. En Italie, pour 10,3 millions de personnes travaillant dans l'agriculture et l'économie forestière, il y a 6,4 millions de personnes travaillant dans l'industrie et le commerce. Ces chiffres bruts, globaux, sont encore loin de donner une image du poids spécifique élevé du prolétariat dans la vie de la nation allemande. Même le chiffre gigantesque des chômeurs est une preuve à l'envers de la puissance sociale du prolétariat allemand. Le tout est de traduire cette puissance en termes de politique révolutionnaire.

La dernière grande défaite du prolétariat allemand, que l'on peut mettre sur le même plan historique que les journées de septembre en Italie, remonte à 1923. Pendant les huit années qui ont suivi, beaucoup de blessures se sont cicatrisées, une génération nouvelle s'est levée. Le Parti communiste de l'Allemagne représente une force infiniment plus grande que les communistes italiens en 1922. Le poids spécifique du prolétariat ; la période assez longue qui s'est écoulée depuis sa dernière défaite; la force considérable du Parti communiste tels sont les trois avantages qui ont une énorme importance dans l'appréciation générale de la situation et des perspectives.

Mais pour utiliser ces avantages, il faut les comprendre. Ce qui n'est pas le cas. La position de Thaelmann en 1932 reproduit la position de Bordiga en 1922. C'est sur ce point que le danger devient particulièrement grave. Mais ici aussi, il y a un avantage complémentaire qui n'existait pas il y a dix ans. Dans les rangs des révolutionnaires allemands se trouve une opposition marxiste qui s'appuie sur l'expérience de la dernière décennie. Cette opposition est numériquement faible, mais les événements donnent à sa voix une force exceptionnelle. Dans certaines conditions, une légère poussée peut déclencher une avalanche. L'impulsion critique de l'opposition de gauche peut contribuer à un changement opportun de la politique de l'avant-garde prolétarienne. C'est à cela que se résume aujourd'hui notre tâche !


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